Refuge de Vens – Saint Etienne de Tinée8 mn de lecture

Cinquième étape du trek Génépi Lavande, juillet 2024

Par le Pas de Vens, la brèche Borgonio et les lacs Tenibre. 13 kilomètres, 800 m de dénivelé positif, 1900 m de dénivelé négatif, 8 heures.

J’ai dormi presque d’une traite, de 21 heures à 6 heures ce matin : premier couché, premier levé. Le refuge est désert. Je me sens particulièrement bien reposé – ma décision ne pas bivouaquer hier soir était la bonne.

Je sors photographier le petit jour sur le lac supérieur…

… puis je profite des toilettes en toute tranquillité, avant de m’attarder aux lavabos pour essayer de retrouver une figure à peu près présentable – ma coupe de cheveux est remarquablement punk ce matin.

Deux femmes entrent. La première se plaint auprès de la seconde d’avoir passé une nuit atroce à cause de tous les ronflements. Je lui vante mes bouchons d’oreille en mousse, indispensables, mais je lui dissimule par contre ma participation au concert ambiant : c’est en effet mon propre vrombissement de fusée qui m’a réveillé vers minuit!

Après le petit déjeuner, je récupère mes chaussures…

… et je sors assembler mon panier pique-nique, dont les ingrédients sont disposés sur l’une des tables de la terrasse.

J’ai demandé hier soir au gardien ce qu’il en était de la brèche Borgonio : praticable ou pas? A priori oui. Il n’a pas eu vent d’un éboulement quelconque.

En route, donc!

Je contourne le refuge par le haut avant de quitter le sentier. Je marche ensuite dans un joli vallon, de part et d’autre d’un réseau de ruisseaux que je dois enjamber régulièrement, sans difficulté particulière.

Une demi-heure plus tard, ce beau vallon cède la place au minéral : le chemin va se poursuivre dans les éboulis.

Je passe auprès d’un premier lac encaissé, celui de Fourchas.

Puis j’en rencontre un deuxième, plus haut. Le lac de la Montagnette. 

Je le vois encore lorsque je me retourne pour souffler un peu. Il est déjà passé au soleil alors que je suis encore à l’ombre.

La montée dans la pierraille est fastidieuse. Par endroits, je passe de bloc en bloc comme si j’étais sur l’une de ces digues de bord de mer, où l’on entasse les rochers en brise-lames. Je suis concentré, attentif à bien choisir l’endroit où je pose chacun de mes pieds : tout n’est pas calé là-dedans, loin s’en faut. Ça roule, ça oscille sous la semelle.

Mais enfin, petit à petit, je progresse vers le Pas de Vens. 

J’ai replié mes bâtons et les ai glissés dans une poche latérale du sac. Je trouve en effet plus commode de me servir de mes mains dans les passages les plus raides.

Après deux heures de montée, en partie délicates dans les écroulements rocheux, voici enfin le Pas de Vens. 2796 mètres.

En contrebas, côté italien, plein ouest, se trouve une casemate. Je pose mon sac et je descends légèrement pour profiter de la vue sur l’autre vallée qui s’ouvre à mes pieds.

Tandis que je photographie la cabane, j’entends quelqu’un farfouiller à l’intérieur. Des randonneurs auront dormi là? J’interpelle à voix haute : « hello? Il y a quelqu’un? »

Et là, me faisant sursauter – et sans doute aussi surpris que moi – un jeune bouquetin jaillit par la porte, passe sous mon nez en coup de vent et se plante sur la pente rocheuse, à quinze mètres de moi! 

On s’observe mutuellement un moment, puis la bête disparaît dans la pente vertigineuse.

Quelle drôle de rencontre!

Encore éberlué, je reprends mon sac et avise ma carte : je dois me diriger vers la droite pour aller chercher la brèche qui me permettra de passer de l’autre côté des crêtes en restant côté français.

J’avoue que je tâtonne pas mal, côté itinéraire. J’essaie de suivre le chemin qui me paraît le plus évident, tout en me fiant également à ma localisation sur IphiGéNie, laquelle m’indique un itinéraire hivernal en pointillé qui redescend légèrement du Pas de Vens pour obliquer ensuite sur la droite…

Mais je trouve le chemin – il n’y a pas de chemin, en fait – délicat et plutôt scabreux, à l’image ce petit dièdre que je vais devoir escalader : je ne vois pas où passer ailleurs, ni à droite, ni à gauche.

Je me dis que là, tout de même, ce n’est plus de la rando. Mais je ne me pose pas davantage de questions : je suis objectivement capable de franchir ce passage délicat. C’est du III, grand maximum les prises de mains sont super crochetantes, mes chaussures gratonnent très bien, et puis je sais passer ce genre de difficulté sans m’y enfermer, en me servant de l’angle pour y opposer mes pieds.

Certes, je suis tout de même à presque trois mille mètres d’altitude, j’ai un sac de sept kilos sur le dos, je suis absolument seul dans un rayon de cinq ou six kilomètres et compte-tenu de la pente sous mes pieds, je n’ai absolument pas le droit de me louper, mais enfin, il n’y a pas plus de raison ici de tomber qu’en grimpant sur une échelle de meunier.

Je passe donc ce petit dièdre facilement, mais dans un état de concentration intense.

Et je poursuis dans la caillasse.

Toujours des éboulis, à perte de vue. Plus quelques passages de résidus neigeux sur lesquels il n’y a pas d’autres traces que les miennes…

A dire vrai, je préférerais marcher sur les névés, même avec des crampons, plutôt que de peiner dans toutes ces roches concassées. 

Par deux fois, je fais le mauvais choix de point d’appui et la pierre roule sous mon pas, m’écorchant le tibia. Rien de méchant, mais ça m’arrache – outre un bout de peau – tout de même quelques grossièretés bien senties.

Cela dit, je m’en fous, je peux dire tous les gros mots du monde, je suis tout seul.

Seul, vraiment?

A un moment, en regardant ma destination – la brèche, qu’on voit très bien – j’aperçois en effet les deux cornes d’un bouquetin : je suis quasi certain que c’est le même jeune que tout à l’heure, qui me suit et m’observe. Marrant.

Ce qui est moins amusant, en revanche, alors que j’ai plus ou moins suivi des cairns qui correspondent à mon tracé pointillé sur la carte, c’est la pente instable, toute roulante de roches délitées, sur laquelle je me retrouve. Une vraie saloperie.

Je serre les dents, je reste attentif à mes pas, et petit à petit, comme toujours, ça passe et j’approche de mon but.

Et me voilà aux pieds du vieux pluviomètre qui orne la brèche Borgonio.

Les deux bras levés : victoire!

Depuis la brèche, je profite de la vue vertigineuse sur les lacs Tenibre, en contrebas, vers lesquels je dois me diriger.

Mais la descente est très prononcée, dans de la caillasse sèche et fuyante.

A deux ou trois reprises, je fais le choix de la désescalade, dos à la pente en utilisant les mains, plutôt d’engager mes pas mal assurés dans cette pente traitresse.

Puis, de peur de me vautrer, je délaisse cette déclivité pour traverser par le pierrier sur ma gauche.

Ce n’est pas beaucoup plus confortable, mais je suis perpendiculaire à la pente et ça me convient mieux.

Au bout d’une demi-heure, ou d’une heure – le temps s’est arrêté – j’atteins une espèce de vallon pierreux. 

Les beaux lacs de Tenibre sont désormais très proches.

Je délaisse le lac de gauche au profit de celui de droite, qui me semble mieux abrité et plus ensoleillé.

Il est midi et l’endroit est absolument désert. 

Je me pose sur la rive, inspectant mes tibias qui ont payé leur tribut d’écorchures à la brèche Borgonio, puis je me déchausse et vais faire tremper tout ça, pieds inclus, dans l’eau cristalline et fraîche du lac. Pas un seul être humain à la ronde. Bonheur.

Sur quoi, assis sur le dos amovible de mon sac, j’honore le panier pique-nique du refuge de Vens. 

Une demi-heure plus tard, je repars.

Le sentier est balisé par des cairns et alterne des passages faciles et terreux avec d’autres, plus inconfortables, dans les amas rocheux.

Est-ce parce que la montée puis la descente m’ont pris tout mon influx nerveux, est-ce parce que je digère, est-ce parce que j’estime que le danger est passé? 

Je ne sais pas. Mais toujours est-il que je me déconcentre. Et qu’est-ce que j’ai écrit plus avant?

 « La déconcentration, c’est l’antichambre de la gamelle ».

Démonstration : mon pied droit roule sur un bloc instable, je perds l’équilibre, ma jambe gauche fléchit sous moi, je sens mon genou se tordre et je valdingue dans les rochers, le bras droit en pare-pierre.

Le con.

Assis, un peu sonné, vaguement nauséeux, je compte mes abattis, comme on dit. Mes bâtons, largués dès le déséquilibre, sont intacts – je ne regrette vraiment pas d’avoir viré les dragonnes. Pour le reste, tout va bien. J’en suis quitte pour quelques balafres sur l’avant-bras et sans doute un bel hématome en perspective, mais ce n’est rien. 

J’ai surtout eu peur, en fait, quand j’ai senti mon genou gauche plier – la torsion de l’articulation m’a rappelé de très mauvais souvenirs. Et ce d’autant que mon genou est raide depuis deux jours et m’a même obligé à ressortir ma genouillère.

Quelque chose a bougé à l’intérieur de l’articulation, sous l’effet de cette pliure mais je ne ressens aucune douleur, c’est bizarre. 

Je palpe mon genou, pointe du bout des doigts sur des zones test : rien. Nickel. J’éprouve l’appui en me relevant : idem. Solide. Un poteau. Incroyable!

Je pousse un gros soupir de soulagement. Quel imbécile tout de même! Je suis très contrarié de m’être ainsi relâché, vexé presque, et je reprends en grommelant la descente jusqu’aux lacs Varicles, lesquels me servent accessoirement de repères pour la suite.

De ces lacs, je dois en effet apercevoir d’anciens bâtiments militaires situés sur le plan de Tenibre.

Je les vois, en effet. Allons-y.

Je passe ces habitations désaffectées et je m’engage ensuite sur le Chemin de l’énergie.

En encorbellement, spectaculaire, le chemin de l’énergie date de 1921. 

Renforcé par des murets de soutènement, il est percé de nombreux tunnels, comme celui-ci.

On traverse?

Doté d’un impressionnant caractère aérien…

… ce sentier circule en balcon au-dessus de la vallée de la Tinée.

Je le quitte à la balise 112. Je suis à 2329 mètres d’altitude et ma destination se trouve 1200 mètres plus bas. C’est une impressionnante descente qui m’attend-là.

En resserrant le laçage de mes chaussures, j’observe quelque chose de curieux, dans mon genou gauche.

Comme je l’ai dit plus haut, hier encore, l’articulation s’était raidie et avait enflé. Par exemple, je n’ai pas pu, sur la couchette du refuge, replier mes jambes sous moi, fesses sur les talons. Le genou gauche bloquait. Exactement comme sur la deuxième moitié du GR54, il y a trois ans.

Et bien j’ai l’impression que depuis mon gadin dans le granit, tout à l’heure, ce blocage s’est complètement dissipé. Incroyable. Je teste mon genou en équilibre, en l’amenant contre ma poitrine avec mes mains croisées, pour voir : mais oui! La raideur a disparu. C’est dingue!

Comme quoi : une bonne ratasse dans les cailloux et hop, plus besoin d’orthopédiste! J’en ris tout seul, incrédule, en me remettant en route.

La descente passe en lacets serrés entre les mélèzes, dont l’ombre bienvenue procure un peu de fraîcheur.

A mesure que je perds de l’altitude, la chaleur augmente. Considérablement. Les passages sous les ramures du mélezin, plus bas, sont donc vraiment appréciables.

Je croise une fermette composée de deux bâtiments, déserts.

Puis j’aperçois St Etienne de Tinée à la faveur des boucles.

L’ambiance n’est plus alpine du tout, plutôt cévenole.

Malgré l’ombre, la chaleur est accablante : j’ai l’impression d’avoir le visage à l’entrée d’un four à pain.

Attirées par ma transpiration, quelques mouches viennent zonzonner dans mes oreilles : je les chasse avec ma microserviette imbibée de sueur.

Depuis quelques temps, j’entends également le grondement d’un torrent, sur ma gauche. J’aperçois un accès à un petit secteur plat qui forme une vasque, au pied d’un chalet fermé.

Quel bonheur! L’eau froide d’un torrent de montagne, l’été, par vive chaleur, est probablement l’une des choses les plus exquises du monde.

Je trempe ma serviette, ainsi que ma casquette, puis je passe un petit moment contemplatif, là , à regarder couler l’eau. Hébété, presque.

Quelques temps plus tard, j’émerge du sous-bois et j’entre dans St Etienne de Tinée.

Les gens que je croise en ville sont les premiers êtres humains que je rencontre depuis le refuge de Vens.

Je m’offre une bière en terrasse puis je vais faire quelques emplettes pour mon pique-nique de demain.

Je retourne ensuite sur mes pas et je vais planter ma tente au camping local.

A l’accueil, je papote avec l’employé. On parle du beau temps – donc de la chaleur. Il me dit que l’isotherme zéro est à 4800 mètres, aujourd’hui. « On fait fondre le Mont-blanc », ajoute t-il en secouant la tête.

Il me renseigne ensuite sur ma route demain – qui démarre justement là, à quelques mètres de l’entrée. Un kilomètre de goudron, et après c’est une piste jusqu’à Demandols – puis il m’indique les deux emplacements réservés aux randonneurs, lesquels sont ombragés et agréables. 

Je m’installe puis je file prendre une douche pendant que ma lessive trempe et que ma batterie externe et mon téléphone se rechargent.

De retour à la tente, j’étends ma lessive entre deux arbres puis je me rends au restaurant le plus proche, la gargotte où j’ai bu une pression à l’arrivée.

Les lasagnes au boeuf sont copieuses et bonnes, la bière aussi, et je profite pleinement de ce moment. Puis je retourne au camping et je me couche avec le soleil, repus et harassé.

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