Je continue de m’interroger sur la peur pétrifiante qui s’est emparée d’une partie de mes semblables. Et je ne suis pas le seul. La lecture de cet excellent essai de Gérald Bronner en est une nouvelle preuve.
Il y a un moment, déjà, que je me pose les mêmes questions que ce sociologue – avec, toutefois, beaucoup moins de rigueur intellectuelle. Mais à chacun son métier : le mien, après tout, consiste d’abord ici à raconter mes vacances…
Cela étant, l’écriture de mon billet d’humeur du printemps dernier tentait déjà, à sa modeste façon, de structurer mes interrogations et mes agacements, peut-être parce que la récente crise sanitaire avait exacerbé – ou rendu visible – un ensemble diffus de ressentis que j’éprouvais déjà face à la dérive liberticide du risque zéro.
Fort heureusement, certains penseurs n’ont pas attendu l’expansion du dernier coronavirus pour questionner le monde effroyablement aseptisé dans lequel on voudrait nous encager. Pour notre bien. Et si possible avec notre assentiment contrit. Ainsi de Gérald Bronner, dont la quatrième de couverture m’a si rapidement convaincu de lire son ouvrage que je la recopie partiellement depuis la page de son éditeur (PUF) :
« Quelle mouche a piqué nos contemporains ? Ils ne paraissent regarder vers l’avenir que la peur au ventre, cherchant les premiers signes d’une apocalypse écologique. (…)
Dans cette idéologie de la peur et de la précaution mortifère, les promoteurs de l’« heuristique de la peur » (Hans Jonas) commettent une erreur qui pourrait être fatale à l’humanité en tentant de mettre sous contrôle le moindre de nos gestes ».
Essai post-covid? Non. Sa parution date de 2014. Pour l’anecdote, je l’ai lu cet été sur le sable d’une plage mexicaine, au retour d’une série de plongées spéléo dans les forêts du Yucatán. Autant dire que le sous-titre, « réenchanter le risque », me parlait d’évidence, tant il résumait parfaitement la semaine que je venais de passer : enchanteresse et, à dire vrai, bien moins risquée que de circuler à vélo sur nos routes nationales.
Dans l’essai de Gérald Bronner, plusieurs mouvements : d’abord la réorientation d’un concept emprunté à la psychologie, l’anthropophobie, c’est à dire chez Bronner, non pas tant la peur des autres que « à la fois la peur et la détestation de l’action de l’homme, en particulier lorsqu’elle est technologique, sur l’environnement et la santé humaine ».
Anthropophobie qui tourne inévitablement, chez certains tenants de la deep ecology, à la pure et simple détestation de l’être humain.
De ce concept émerge une nouvelle morale, quasi religieuse, qui déifie la Nature rebaptisée Gaïa et considère l’humain comme un dangereux nuisible dont il convient, logiquement, d’empêcher toute action supposée dévastatrice.
La poursuite de l’essai est consacrée à Hans Jonas, philosophe allemand qui, dans son Principe de la responsabilité (1979), reprend cette idée du risque technologique et du poids que la prise de ce risque pourrait – tout est dans le conditionnel – faire peser sur les générations futures. Le pire étant à redouter, il convient en effet de se doter de toutes les garanties possibles pour éviter l’Apocalypse. Autrement dit : ne rien faire qui puisse nuire.
En apparence, une belle et prudente sagesse. Sauf que.
Pour soutenir ce projet, Jonas professe une « éthique de la responsabilité », fondée sur un concept de référence qu’il nomme « heuristique de la peur « . En gros : la seule solution pour que l’homme n’engendre pas lui-même la fin du monde, c’est de le paralyser par la terreur en la lui montrant par avance.
Et tout ira bien.
Mais… Et la curiosité? L’innovation? Le progrès scientifique? La confiance en l’avenir?
Trop dangereux! Répondent les adeptes contemporains de l’heuristique de la peur. Nous devons léguer aux petits-enfants des enfants de nos enfants un monde restauré dans sa pureté supposée. Et pour ce faire : arrêter les prises de risque technologique, multiplier les garde-fous législatifs, en appeler à la décroissance, j’en oublie.
Qu’il existe un aléa, à chaque entreprise, tout le monde peut en convenir. Que la mesure des conséquences potentielles de cet aléa soit prise avant d’agir, là encore, pas de souci.
Mais en revanche, que pour bannir tout risque, le mieux soit encore de ne pas agir du tout fait problème. Et pas qu’un peu.
Gérald Bronner démontre donc comment, peu à peu, le concept de Jonas – qui n’en demandait sans doute pas tant – est venu infiltrer peu à peu tout un ensemble de préceptes réactionnaires, au service d’une logique de l’intimidation et de la culpabilisation. C’est le cas par exemple de ce que l’auteur nomme « l’argument patrimonial » : quelle terre laisserons-nous à nos enfants? – titre d’un ouvrage de l’écologiste politique Barry Commoner, paru en 1969.
Pour Gérald Bronner, cet argument, tout comme le principe de responsabilité de Jonas, est fallacieux. 1/ Il suppose un futur possiblement héritier du seul solde négatif des actions antérieures, au mépris du solde positif, celui des avancées pour le bien commun, consécutives notamment aux progrès technologiques. 2/ Il agite l’épouvantail eschatologique d’un futur fantasmé en en ignorant délibérément un autre, inexorable et bien réel celui-ci : la transformation de notre soleil en Géante Rouge dans quelques milliards d’années. Et donc l’extinction de toute vie sur terre.
Car la fin du monde aura lieu, quoiqu’on fasse. Mais précisément, à défaut de l’éviter, peut-être pourrait-on commencer à l’anticiper au mieux par la promotion conjointe du progrès technologique et de la raison, et, surtout, par le retour à un humanisme éclairé qui nous remet à notre juste place d’humains dans le cosmos. Pas juste de simples suppôts de Gaïa. Et en réenchantant le risque, c’est à dire en construisant une narration plus ouverte et moins mortifère de notre avenir commun.
Une lecture incontournable!