Pour en finir avec la couardise6 mn de lecture

Au nom du risque zéro, outrepassant la prudence individuelle et responsable, nos infantilisantes sociétés modernes ont érigé la couardise en vertu cardinale. Finissons-en.

E pericoloso sporgersi

Observons la photo ci-dessus.

Nous sommes d’évidence en montagne, relief accidenté s’il en est, sur un chemin ou une petite route accessible aux badauds. Oublions le glacier en arrière plan – la Meije, magnifique, je sais – et concentrons-nous sur la rambarde au bas de l’image qui semble défendre un ravin abrupt. Sage protection du promeneur distrait, admettons.

Mais n’est-ce pas amplement suffisant?

A croire que non. Un joli panneau redouble en effet la précaution des barrières et nous rappelle – pour le cas où nous l’aurions oubliée – cette vérité physique fondamentale : dans le vide, on tombe. Tête la première. En poussant si possible un long et effroyable aaaaaah!

On ne pourra pas dire qu’on n’était pas prévenu – et accessoirement, on épargnera un procès à la commune de la Grave.

Et donc?

Et bien ça m’exaspère!

J’ai l’impression pénible qu’on me prend pour un abruti dont il convient de soigneusement baliser le moindre pas, même faux, avant tout simplement de le lui interdire. 

Tu trouves que j’exagère? Soit. Mais je ne suis pas le seul.

Citations

J’ai déjà mentionné les Aventures de poche dans mon article sur la microaventure. Voici ce que leur auteur, Olivier Bleys, pense de ce qui précède :

« Il y aurait beaucoup à dire sur nos sociétés précautionneuses et leur obsession du contrôle. Au prétexte de mettre les citoyens à l’abri, on les empêche, on les entrave – on les étouffe. (…) Les bords de nos falaises se hérissent de garde-corps, les piscines s’entourent d’alarmes périmétriques (…). Il est interdit de se pencher à la fenêtre des trains et obligatoire de boucler sa ceinture. »

Comment ne pas être d’accord avec lui? Dans ce passage du récit Marine Parks, je ne disais déjà pas autre chose en te racontant le bonheur que j’avais eu à monter au sommet du phare de Daedalus, en Mer Rouge égyptienne :

« Ciment ébréché, pas de rampe et échelle rouillée pour accéder au sommet. Un pas de travers et zou : la chute sera moche. Mais curieusement, ça me fait du bien de trouver un endroit qui, pour être ouvert aux touristes, n’est cependant pas défiguré par la surenchère de protections variées qu’on trouve sur le moindre monument occidental… Un parfum de liberté d’avant les contrats d’assurance et les délires sécuritaires. J’en suis tout joyeux. »

A quoi j’ajoutais naïvement pour conclure : « il m’en faut peu ».

Aujourd’hui, je supprimerais cette phrase idiote. Il ne m’en faut pas peu. C’est en fait l’essentiel. Poursuivons.

Christian Clot, dans cet indispensable essai…

… convoque principe de précaution et risque zéro pour une mise au point sans ambiguïté, pages 64 et 65 de l’édition Pocket :

Principe de précaution :

« Initialement créé en réponse aux risques écologiques, il décrète que si l’utilisation d’un outil ou d’une donnée peut, même de manière hypothétique et sans que cela puisse encore être prouvé, provoquer un danger pour l’environnement, il est préférable d’en interdire l’exploitation. Un concept important au regard des pollutions actuelles, qui n’est pas à remettre en question ».

Prudence écologique qui semble de bon sens, mais que ne partage pas le sociologue Gérald Bronner, plus critique encore comme tu peux le lire dans cet article.

De toute façon, Christian Clot souligne lui-même aussitôt le problématique glissement :

« Malheureusement, ce principe s’est dilué et a étendu son champ d’action à quasiment l’ensemble des cercles sociétaux, de la médecine à l’éducation. Il a été dévoyé pour s’imposer d’abord d’abord comme une protection de l’humain-Dieu ».

Et nous voilà confrontés au Risque zéro :

« peut-être l’une des plus grandes impostures intellectuelles modernes, qui cherche à imposer l’idée que la possibilité d’un risque totalement absent existe en regard d’une action. »

Enfin, dans un autre ouvrage tiré de ma bibliothèque et dont je te recommande chaudement la lecture :

Gérard Guerrier s’interroge lui aussi sur la place qu’on nous laisse dans nos univers liberticides et réglementés.

« L’aventure est un anachronisme dans nos sociétés occidentales qui ne supportent plus la présence ou même l’éventualité du risque. (…) Pire, le « principe de précaution » est devenu le Dieu protecteur (…). S’il est respectable en matière de risque environnemental ou de santé publique, il devient dictatorial lorsqu’il prétend gérer les risques individuels, et donc notre liberté. »

De la liberté

Article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 :

« La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. »

En allant marcher seul dans la nature, même accidentée, en descendant des rivières, en plongeant sous la mer, fort de compétences acquises au fil du temps, je ne fais donc de tort à personne parce que je connais les risques que j’encours et que je suis conscient de mes propres limites.

Je ne laisse aucun déchet derrière moi après mes bivouacs, je ne fais pas de feu dans les bois desséchés et je n’engage jamais d’autres vies que la mienne : je n’irai jamais me promener en claquettes sur un glacier, je ne dévale pas des crues incontrôlables hérissées d’arbres morts avec mon kayak gonflable, je ne descends pas aux limites de la plongée à l’air sous la surface de la mer sans avoir soigneusement vérifié mon matériel. Je ne suis peut-être pas sage comme une image, mais je ne suis ni individuellement suicidaire, ni socialement inconséquent.

Or c’est pourtant ce qu’on voudrait de plus en plus me faire croire, à travers cette insupportable dictature du risque zéro : la couardise moderne – y compris morale, qui cherche à faire établir à tout prix d’autres responsabilités que la sienne en cas d’accident – m’enferme chaque jour davantage dans un périmètre concentrationnaire, grillagé d’interdictions variées.

C’est tout simplement, humainement et philosophiquement, intenable.

Parenthèse sanitaire

Souviens-toi, printemps 2020. Apparition planétaire de la pandémie et annonce du confinement en mondiovision. Dans le genre « tremblez mortels », on a atteint des sommets.

Restez chez vous, braves gens, priez Saint Ikea – BFM est son prophète : dehors rôde la Malemort!

Et les foules affolées de se ruer en troupeaux meuglant sur les linéaires des supermarchés, dévastant les rayons de papier hygiénique, scènes sidérantes qui feront heureusement l’objet de publications ironiques sur les réseaux, telle celle-ci, qui m’a fait rire – jaune.

Pourquoi jaune?

Et bien parce que je suis effaré que nous soyons parvenus collectivement à un tel niveau de bassesse. La seule chose qui nous préoccupe désormais, et ce quelles que soient les circonstances, c’est de ne surtout pas manquer de malbouffe et de torcheculs?

A ce compte-là, autant stocker du riz : double bénéfice.

Et se demander au passage si le dessin animé Wall-e, des studios Pixar, n’a pas hélas déjà tout dit de la condition occidentale contemporaine.

© Pixar animation studios - 2008

Précision utile : je n’ai jamais prétendu qu’il ne faille rien faire contre le COVID-19. Ou pire, jouer les matamores inconscients façon Bolsonaro ou Trump, ces Ubu grotesques.

J’ai moi-même participé à l’effort collectif H24 et 7 jours sur 7 pendant deux mois, et que des décisions de santé publique aient dû être prises pour faire face à cette épidémie ne me pose donc aucun problème.

Mais que cela ait été accompli dans le recours systématique à l’infantilisation par la peur m’indigne et provoque ma colère. Et que, de surcroît, la seule réponse apportée ait été le confinement carcéral, médiéval, de la totalité des habitants des pays dit « civilisés » me plonge dans des abîmes de perplexité.

Je ris donc jaune parce que derrière la couardise de masse entretenue par les dérives paternalistes de l’état-providence, se dissimule la menace de moins en moins dissimulée de mon encagement définitif.

Christian Clot l’exprime avec clarté : 

« Nous n’acceptons plus les risques pour nous-mêmes, mais nous les refusons également aux autres, quand bien même cette part d’aléa est acceptée et assumée par autrui. »

Outrances hors-sol de quelques têtes brulées? Certainement pas. Plutôt les avertissements sans ambiguïté de sociologues qu’inquiètent la Tartufferie contemporaine, tels Gerald Bronner, ou d’appels à la prise de conscience d’essayistes aventuriers, tels Christian Clot, Patrice Franceschi, Mélusine Mallander, Gérard Guerrier…

Dernièrement, un petit essai à trois voix publié chez Grasset, Le goût du risque, ne dit pas autre chose que ce que je m’efforce ici de défendre : plutôt vivre debout comme des hommes libres que couchés comme des limaces aliénées.

Du courage

Gérard Guerrier, cité supra, vient de faire paraître un nouvel essai, complémentaire de son Eloge de la peur.

*compte-rendu de lecture disponible à ce lien. 

Belle ambition d’essayiste. C’est quoi, le courage? 

Pour moi, ça n’a rien à voir avec les rodomontades viriles auxquelles il est d’ordinaire associé, telle l’aptitude – totalement fictive – qui consiste à affronter sa propre mort en souriant. Fantasme victorien! On ne sourit pas dans ces moments-là. On rit, éventuellement, d’un rire nietzschéen, et c’est en général déjà très mauvais signe.

Le courage, pour moi, procède du stoïcisme, l’effort constant et difficile d’une acceptation sereine, celle de ce qui est, de ce qui advient.

Buste de Zénon de Kition, Par Paolo Monti, Civico Archivio Fotografico de Milan.

Le courage, pour moi, c’est accepter le réel tel qu’il est, en le regardant droit dans les yeux.

C’est apprivoiser ses peurs, sans les nier, pour ne pas en être prisonnier.

C’est s’engager dans ses décisions et les assumer pleinement, sans chercher à les faire porter par d’autres lorsqu’elles s’avèrent rétrospectivement inadaptées.

C’est avoir l’humilité de reconnaître sa propre faillibilité,  et se saisir dès lors de ses erreurs comme autant d’expériences formatrices.

C’est s’efforcer de se tenir droit au quotidien, face à la vie telle qu’elle est, sans se mentir ou bien mentir aux autres.

On pourrait croire que ce n’est, au fond, qu’une banale histoire d’orgueil un peu collet monté. Faux. C’est une histoire de dignité.

Celle, précisément, que nous ôte la couardise, surtout lorsqu’elle est érigée en mode de gouvernement de nos libertés, collectives autant qu’individuelles.

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