Génépi-Lavande60 mn de lecture

Génépi-lavande est un trek alpin exigeant, sauvage et magnifique, inventé par Gérard Guerrier, écrivain-marcheur. 

Depuis Ceillac, dans les Hautes Alpes, l’itinéraire quitte progressivement le Queyras pour traverser l’Ubaye jusqu’aux Alpes Maritimes via les Alpes de Haute-Provence, le tout sur une semaine.

Génépi-Lavande n’a rien à voir avec une randonnée classique. La longueur des étapes, le cumul des dénivelés, la technicité de certains passages, la navigation délicate et l’isolement en font quelque chose d’unique, d’engagé. A fortiori lorsqu’on marche en solitaire, comme j’aime le faire.

Voici le récit complet de cette belle aventure. Tu peux choisir de le lire en entier, de le butiner en épisodes ou bien d’isoler l’étape qui t’intéresse depuis le sommaire. Les renseignements pratiques se trouvent en fin d’article.

Bonne route!

Sommaire

Ceillac - Maljasset

Par le col de Clausis. 13 kilomètres, 1100 mètres de dénivelé positif, 7 heures. NB : le temps affiché tient toujours compte de mes pauses.

Après avoir confié une petite valise à l’hôtel de la Cascade où j’ai dormi cette nuit, heureux de ne pas être déjà sous la tente tandis que sévissait dehors un violent orage, j’abandonne au matin ma voiture au pied des pistes du Mélezet. Je la retrouverai dans une grosse semaine.

Un taxi réservé la veille me monte ensuite jusqu’au parking des Claux, mon point de départ. Il est 9 heures.

Je serpente à travers le mélézin. 

La montée est habituelle à cette altitude, raide sans l’être encore trop, suivant un sentier agréable et élastique qui monte vers le lac de Clausis puis le col du même nom.

A la sortie du sous-bois, je retrouve la steppe à marmottes de la prairie alpine. Je les entends siffler d’ailleurs, et j’en aperçois plusieurs sans toutefois parvenir à les photographier au téléphone – l’objectif de 28 mm les « éloigne » beaucoup trop pour que l’image soit publiable.

Le soleil tape fort – en vallée, ce week-end, le mercure dépassait encore les trente-cinq degrés – mais l’élévation, donc l’altitude, et le courant d’air frais qui l’accompagne, rendent la marche tout à fait agréable.

J’atteins le lac de Clausis.

Et je m’y installe quelques minutes pour une pause. 

Quelques randonneurs, cinq ou six, sont déjà là ou arrivent pendant que je grignote. On est loin de la surfréquentation de certains sites voisins, comme le Lac Sainte Anne, mais malgré tout, je trouve que c’est encore un peu trop peuplé à mon goût.

Je reprends mon chemin en direction du col, dans un vallon tapissé de magnifiques pelouses.

A l’approche du col, l’herbe laisse peu à peu la place au minéral. A cet étage intermédiaire, je retrouve les bouquets de gentiane, cette belle fleur d’un bleu intense qui ne pousse que sur les sols calcaires des Alpes.

Et voici le col de Clausis, à presque 2800 mètres.

Seul, enfin! 

Je m’installe en contrebas du col, à l’abri du vent, et je pique-nique en regardant le vallon qui s’ouvre devant moi. La prairie est toute piquetée de fleurs roses – principalement de la ciboulette sauvage et différentes variétés d’oeillets. Magnifique.

Après mon déjeuner – un panier roboratif fourni par l’hôtel de la Cascade – je descends en suivant sur ma carte les traces d’un itinéraire de ski de rando. Le chemin, inexistant, est cependant balisé de temps à autres par des cairns.

Je me reporte régulièrement à IphiGéNie – que j’utilise en mode « avion » sur des fonds de carte téléchargés où je suis géolocalisé, ce qui est extrêmement pratique pour suivre plus ou moins ma voie en comparant ce que je vois dans le paysage à ce que l’application m’indique.

Au bout de quelques temps, j’aperçois l’un de mes repères : la cabane de Tiéoure. Je mets le cap dessus.

La végétation est dense et haute : on ne doit pas être très nombreux à passer par ici…

A la cabane, je prends de nouveaux repères. 

Je dois en effet descendre vers les ribes de Parouart, pour rejoindre ensuite le GRP en bord de l’Ubaye qui m’amènera à Maljasset.

NB : un GRP est un sentier de «Grande Randonnée de Pays», balisé en rouge et jaune et qui propose des boucles locales quand le GR traditionnel, lui, balisé en blanc et rouge, s’attache à des itinéraires au plus long cours traversant plusieurs régions.

En observant attentivement le relief devant moi, je distingue un sentier qui semble correspondre à ma trace. 

Sur le moment, je regrette de ne pas avoir pris mes jumelles. Je les ai laissées à la maison à cause de leur poids – 344 grammes – mais elles m’auraient été utiles, ici, pour confirmer ce que j’entrevois.

Tant pis. Descendons dans la caillasse.

Des cairns balisent régulièrement le sentier que j’ai réperé. Fort pratiques, ils m’évitent une fastidieuse recherche d’itinéraire et de passage dans les éboulis.

Reconnaissant, je ne manque donc pas à mon tour de contribuer à les entretenir.

Au-dessus de la cabane de Parouart, sur la droite, j’observe un petit troupeau de moutons livré à lui-même, sans chien, ce qui est plutôt inhabituel. Mais tant mieux. Je crains terriblement les patous – ces gros chiens de protection dressés pour éloigner tout ce qui s’approche des bêtes : loup, lynx, randonneurs…

J’atteins la vallée au fond de laquelle caracolent les belles eaux couleur aigue-marine de l’Ubaye puis je rejoins le GRP et prends la direction de Maljasset. 

Je vais voir la chapelle – fermée – et me promène entre les tombes du cimetière de Maurin.

Puis j’entre dans Maljasset. Il est à peine seize heures.

Je trouve le refuge où je dois dîner – et me doucher – mais pas dormir. Aux ronflements des dortoirs surchauffés, je préfère en effet la solitude ventilée de mon bivouac.

Le refuge est provisoirement privé d’électricité, à cause des orages d’hier soir.

Je m’installe sur une banquette pour boire une bière fraîche…

… puis je vais prendre une douche à l’intérieur escarpé, en m’éclairant avec ma frontale. Le courant revient pendant que je me sèche.

Au dîner, je suis attablé avec un jeune flamand qui traverse les Alpes en prenant son temps, ainsi qu’un autre randonneur en solo qui me fait un peu penser au personnage incarné par Bruno Moynot, dans les Bronzés. Je ne comprends pas très bien quel est son trajet, mais il semble plus ou moins similaire au mien pour la journée de demain. Il y a également trois hommes à ma droite, la petite soixantaine, qui font comme le jeune flamand la traversée par le GR5. Ils sont partis le 19 juin du lac Léman. A quoi s’ajoutent à ma gauche deux mères de famille qui ont laissé maris et marmaille en vallée pour s’échapper trois jours. Elles discutent avec une femme seule, en face d’elles, flamande elle aussi, de Bruges.

Conversations de randonneurs : description des parcours, comparaisons de matériel, échanges d’astuces variées pour limiter les douleurs et soigner les bobos, lesquelles astuces alternent, selon les convives, entre technologies dernier cri et cataplasmes bio tout droit sortis des âges farouches.

Passé le repas, je récupère mon panier pique-nique du lendemain, règle mon passage, remplis mes gourdes et salue la compagnie : je pars en quête d’un lieu où planter le camp pour la nuit.

Je le trouve à l’écart de la rivière, à l’aplomb de la chapelle de Maurin. Le sol m’a l’air suffisamment plat, je déballe mes affaires.

Tandis que la lumière décroît – il est déjà 21 heures – je rencontre avec la tente une difficulté imprévue : l’un des mini fourreaux en cordura qui accueillent deux tiges courbées au sommet de la tente pour optimiser l’espace intérieur…

… et bien l’un de ces mini fourreaux s’est troué. La tige par conséquent passe à travers, dépasse et menace de percer la toile de la tente. Mince alors! Au prix où elle est vendue et sachant que je n’ai dormi dedans qu’une vingtaine de nuits, je l’ai un peu mauvaise. 

Pour l’heure, sans solution de couture adaptée, je bricole une réparation de fortune avec une petite épingle à nourrice et du gros ruban adhésif gris à tout faire, dont j’ai scotché quelques morceaux sur mes bâtons. Et ça a l’air de tenir. Là-dessus, bonne nuit!

Maljasset - Refuge du Chambeyron

Par les cols d’Italie. 17 kilomètres, 1800 mètres de dénivelé positif, 11 heures.

Réveil à cinq heures, avec le petit jour.

Je replie le camp puis je me fais un café que j’avale avec une paire de Figolu et un comprimé de vitamine C en guise de jus d’orange.

Sur quoi, je me mets en route en suivant l’Ubaye, tandis qu’au loin les crêtes les plus hautes attrapent les premières lueurs de soleil. Il est six heures.

Au bout de mon chemin, je passe sur un pont de bois qui enjambe le torrent. De l’autre côté, derrière des clôtures, j’aperçois des moutons. Y aura t-il un chien?

Et oui : un gros, qui court vers moi en aboyant et en montrant les crocs – fort impressionnants, les crocs.

Comme je l’ai déjà dit plus haut, je crains les chiens. C’est une peur ancienne, enfantine, dont je connais parfaitement la source et que j’ai cependant appris à dominer au fil des années. J’arrive même à différencier aujourd’hui un comportement agressif d’une attitude de simple curiosité, ou de jeu. J’adopte donc l’attitude conseillée par ces panneaux que l’on croise un peu partout…

Mes bâtons à l’horizontale dans une main, calme – en apparence – je parle au patou, le félicite de si bien faire son travail et l’assure que je m’éloigne, que tout va donc bien et que je ne vais pas plonger mes canines dans la jugulaire d’une brebis.  Du moins pas tout de suite parce qu’il est encore tôt pour boire du sang frais, hein le chien?

Bref, je gère.

Mais un deuxième molosse accourt à son tour, suivi d’un troisième! Ah. Encerclé, je ne change cependant pas de méthode, les chiens non plus, et je chemine ainsi avec les aboiements sur mes talons pendant environ cinq minutes que je trouve pour le coup bien longues et désagréables au possible.

Puis, leur mission accomplie, les patous me laissent aller et s’en retournent vers le troupeau. De mon côté, je poursuis ma route, le rythme cardiaque un peu haut, en grommelant, je le confesse, deux ou trois malédictions bien senties : sur les chiens, les bergers, les loups qui obligent les bergers à avoir des chiens, l’impossibilité technique de se déplacer avec un sabre laser, etc.

Puis le calme revient, je m’éloigne. Je m’en suis bien sorti, finalement.

Plus haut, tandis que je chemine à l’ombre frisquette et humide, j’observe le soleil qui illumine les crêtes encore lointaines.

A la sortie de la forêt de mélèzes, la nature de cet éclairage se précise : c’est de la dorure à l’or fin, à grande échelle.

Tu as vu? Le rocher au premier plan est incroyable, avec son oeil et sa mâchoire prognathe. On dirait qu’il jaillit du sol comme un cétacé, non?

La lumière solaire poursuit sa progression sur les reliefs…

… et je la contemple, amusé, se déployant sur la prairie, onde lumineuse rapide qui change l’ombre en lumière à vue d’oeil.

Je parviens bientôt sur une espèce de replat traversé par un torrent – dit de Mary – que je franchis à gué en faisant attention de ne pas tomber à l’eau.

De l’autre côté, la pente grimpe, raide, peuplée de marmottes peu farouches qui se laissent photographier de près. J’en profite.

Puis je continue de monter vers les lacs de Marinet et le col du même nom.

Si le premier lac est magnifique, encaissé, bordé d’arabettes blanches…

… le deuxième est spectaculaire : ses eaux de cristal, sa taille, son emplacement, tout concourt à le rendre extraordinaire.

Je m’y rince le visage, les mains et les avant-bras, puis je fais tremper mes pieds. L’eau est fraîche, dix ou onze degrés, mais pas glaciale. C’est très agréable.

Sur quoi, je décide de faire une pause collation et de mettre tente et duvet à sécher – j’ai eu pas mal de condensation lors de mon bivouac.

Après cette petite demi-heure de pause bienvenue, je repars en direction du col de Marinet. Le premier de la journée.

Je le franchis, au seuil de l’Italie. Ce col marque en effet la frontière entre nos deux pays. Je passe donc de l’autre côté, en direction des passages italiens de Ciaslaras et de l’Infernetto.

J’entre dans une zone d’éboulis et de névés résiduels.

J’ai pris avec moi des accessoires anti-verglas très légers – ce sont de simples semelles de caoutchouc ponctuées de clous, avec les sangles coulées dans la masse – mais je n’éprouve pas le besoin de les enfiler. La trace est faite, la neige molle et la pente peu prononcée. Les fortes chaleurs de ces derniers jours ont considérablement réduit ce névé qui, en juin, doit par contre occuper la quasi totalité de la zone où il ne subsiste à présent que par petites plaques.

J’aborde ensuite le col de Ciaslaras avec pas mal de perplexité : sa très forte inclinaison dans les éboulis me fait une impression assez négative.

Et en effet : ça grimpe! Dans des schistes glissants et de la caillasse pas stable sous la semelle. Arc-bouté sur les bâtons, j’en bave en pestant. Bagarre.

Mais enfin – et c’est ce que j’aime avec la marche, quel que soit le rythme, on finit toujours par arriver – j’atteins le col. Vue imprenable sur les lointains d’où je viens…

… et vue tout aussi imprenable sur la descente pentue dans laquelle je n’ai pas d’autre choix que de plonger!

Je dégringole donc, très attentif à ne pas rouler sur les pierres traîtresses.

Je croise un petit groupe qui monte en ahanant, courbé sous le poids de sacs à dos monstrueux. Les montées sont déjà dures avec le mien, qui ne pèse pourtant que 7 kilos avec l’eau et le pique-nique, alors pour eux, je n’ose imaginer – les malheureux! Je leur adresse un sourire compatissant quand je les laisse passer en leur cédant la priorité qui leur est due. 

En bas de cette descente, le relief dessine une sorte de vallon encombré d’éboulis, au milieu desquels sinue le sentier.

A un croisement, je prends la direction du col suivant : le colle del Infernetto. J’en profite pour remarquer que si les temps de marche portés sur les panneaux côté français sont parfois légèrement surestimés, côté italien, en revanche, ils me semblent bien optimistes. Une heure pour rejoindre le col de Ciaslaras, d’où je viens, compte-tenu de la pente, ça me paraît très présomptueux.

Le chemin qui mène à l’infernetto traverse des zones d’éboulis.

De loin, le col du « petit enfer » me semble bien moins raide que le précédent. Aurait-il usurpé son titre?

Nenni. Illusion d’optique. De face, on voit très vite que la géologie a soigné l’inclinaison, ici aussi.

Le sol est friable et instable et roule sous la semelle. Je n’aime pas ça du tout, particulièrement dans une pente qui par endroit excède les 45 degrés. 

Voici un indicateur visuel très simple pour appréhender facilement les angles des pentes :

Je décide de passer au plus près des roches, à gauche, où d’ailleurs se trouve le sentier. Dans la partie la plus raide, 50° environ, des planches de bois ont été plantées dans le schiste. Je les franchis d’abord puis les photographie ensuite, à rebours. 

A partir de cet endroit, des cordes et des câbles ont été installés en mains-courantes.

Cette aide bienvenue permet de franchir les dernières dizaines de mètres de façon sûre et relativement confortable. Disneyland. Presque.

 Et enfin le col. Ahhhh.

La vue retrospective sur le Chambeyron et le col précédent est absolument magnifique.

De l’autre côté, le chemin continue à flanc de pente.

J’y croise un couple – chargé là aussi de sacs à dos énormes. 

L’homme me demande comment c’est ensuite, là d’où je viens. Je conseille la prudence dans la descente du col, mais je leur dis aussi que c’est splendide – je ne suis pas là pour dégoûter qui que ce soit, même si, en mon for intérieur, je n’aimerais pas avoir à dévaler l’Infernetto comme ils vont devoir le faire. Surtout avec leurs bagages.

Nous poursuivons nos routes respectives et la mienne fait le tour d’une colline au sommet de laquelle se trouve une étonnante roche trouée en forme de chas d’aiguille.

Dans cet environnement minéral, à plus de 2500 mètres d’altitude, l’herbe est rare et les lacs sont bleu-vert.

En hauteur de celui-ci se trouve un refuge italien. L’intérieur est propre et soigneusement aménagé. Un couple le visite.

Depuis le col de l’Infernetto, je croise de nouveau du monde. Je suis dans un secteur davantage parcouru – le Tour du massif du Chambeyron.

Je ne suis d’ailleurs plus tellement loin de mon objectif. Il me reste cependant à grimper le col de la Gypière (2927 mètres) qui va me ramener côté français.

Je souffre dans la montée : kilomètres et dénivelés s’additionnent et cela fait bientôt dix heures que je marche… Les pas sont lourds et ralentis et je pèse sur mes bâtons de tout mon poids.

Mais enfin, voici le dernier col du jour. Ouf.

Il me reste à descendre vers le célèbre lac des Neuf Couleurs, traversant pour ce faire un dernier névé…

… puis, du lac, poursuivre mon chemin désormais fort peuplé pour rejoindre le refuge du Chambeyron.

Quand j’arrive au refuge, je me fais connaître – j’ai réservé mon repas et un panier pique-nique pour demain – et je m’offre une bière fraîche au soleil avant d’aller monter le camp.

Une fois la tente plantée à l’écart, pour être tranquille car il y a pas mal de monde, y compris des familles avec enfants puisque l’accès est assez facile depuis Fouillouse…

… je descends me laver dans le lac. A l’eau uniquement, car même si j’ai du savon de Marseille, je ne tiens pas à polluer cet écosystème fragile. Je m’offre donc davantage un dessalage à la peau de chamois qu’une douche revigorante, mais enfin, je me sens tout de même un peu plus propre après cela. Moins collant dirons-nous…

A table, au dîner, je suis en compagnie de quatre botanistes, deux hommes et deux femmes, qui séjournent ici pour prélever des échantillons de toutes les sortes de… génépi!

J’ai pris cette photo il y a trois jours, avec mes amis des Deux Alpes, au retour d’une boucle de deux jours en Oisan destinée à me remettre en jambes. Passons.

La recherche des botanistes m’amuse, rapportée au nom du trek que j’ai entrepris. Je le décris sommairement. L’une des deux femmes, en m’entendant nommer la brèche Borgonio qui se trouve plus tard sur mon trajet, me dit qu’elle est impraticable. Il y aurait eu des éboulis. Ça ne passe plus. Elle me conseille de me renseigner au refuge de Vens – au pied de cette brèche – en temps utile. Je note l’info.

A ma droite, mon voisin est un sympathique randonneur de Manosque qui connaît bien le coin. Demain, je dois franchir le col de la Portiolette pour accéder à la batterie de Viraysse – une fortification militaire utilisée en 1940 lors de la bataille des Alpes – par l’envers. Or mon voisin me le déconseille et recommande plutôt le passage, beaucoup plus facile, par le col de Mallemort. Il est déjà allé par le vallon en raquettes, l’hiver, et la montée à la batterie de Viraysse par ce biais lui paraît inaccessible.

Autre conseil : éviter les lacs de Lignins. S’y trouve en effet une bergerie, des troupeaux, et surtout un berger pas commode et des patous très agressifs. Ah. Flûte. 

Autant je garde pour moi le fait que je veux tenter quand même la batterie de Viraysse par la traversée entre les deux barres rocheuses que j’ai repérées sur la carte, comme prévu – les conditions estivales étant fort différentes des hivernales – autant la mention de chiens agressifs me refroidit salement. Mais cela concerne la fin du voyage, on n’y est pas encore et donc on avisera plus tard.

Sur quoi, il est temps pour moi de saluer la compagnie et d’aller me glisser dans mon duvet, même si les crêtes sont encore baignées de soleil : j’ai une rude journée qui m’attend demain.

Refuge du Chambeyron - Larche

Par le col de la Portiolette et la batterie de Viraysse. 18 kilomètres, 1200 mètres de dénivelé positif, 10 heures.

Je me réveille à 5 heures, avec les premières lueurs de l’aube. Il fait froid et humide et la sortie du duvet chaud et douillet est par conséquent un peu difficile.

La lune est bien visible dans le ciel dégagé.

Je remballe rapidement le matériel. La tente est trempée de condensation mais je la ferai sécher plus tard, au soleil, de même que mon quilt. Puis je rejoins les tables de pique-nique du refuge pour me faire un café, grignoter quelques biscuits et aller remplir ma gourde de deux litres.

Sur quoi, je pars. Il est six heures, à peine, mais je croise deux des botanistes d’hier soir qui descendent, comme moi, flâner autour du lac, herboriser déjà.

A mesure que je m’élève, le jour s’éclaircit, photogénique à souhait.

Tandis que je grimpe sur les flancs du lac, sur la pente en face de moi, j’aperçois un chamois!

Un mâle, probablement, qui m’a vu bien évidemment, et m’observe, cependant que je distingue d’autres silhouettes en arrière, qui se faufilent discrètes entre les roches.

J’essaie de le photographier mais même en zoomant avec le téléphone, on ne voit hélas pas grand chose.

Je range donc l’appareil dans la poche de mon pantalon et profite pleinement du spectacle avec mes yeux.

Puis je me remets en marche en direction du Pas de la Coulette.

Arrivé là, et même si je suis encore à l’ombre, j’ai déjà chaud du fait de la montée. Je me change donc, passe mon short et range ma doudoune sans manche. Puis, en avançant sur la crête pour jouir de la vue tout en buvant à la gourde, j’aperçois encore la troupe de chamois qui file vers d’autres pentes rocheuses. Quel spectacle merveilleux que celui de la vie sauvage!

Je circule ensuite dans un univers très pierreux et je songe, sans trop savoir d’où me vient cette pensée foutraque, que si Ségolène Royal était à mes côtés, elle parlerait de « minéralitude » pour définir le caractère du paysage dans lequel j’évolue.

Inévitablement, j’imagine l’ancienne ministre à mes côtés, en tailleur Channel, légèrement décoiffée, déambulant en se tordant les talons dans la caillasse tout en vantant la minéralitude d’une voix suraiguë et snob.

N’importe quoi! Mais ce fantasme décidément m’amuse et j’en ricane tout seul en sinuant entre les roches. Quand on marche en solo, les pensées qui nous viennent, parfois, hein…

Un peu plus bas, le chemin retrouve les pelouses de l’étage alpin.

Tout un pan de prairie y est envahi de myosotis. C’est splendide. Onirique presque, tant ces tapis de fleurs bleu ciel semblent sortir d’un décor de conte de fées.

Comme hier matin, la lumière solaire gagne les crêtes et les pentes à l’adret, exposées au sud, tandis que je suis encore à l’ubac, c’est à dire au nord, à l’ombre.

Les sifflements d’alarme des marmottes résonnent dans le vallon. J’aperçois leurs boules de fourrure de loin, courir vers les terriers. J’ai déjà remarqué que dans les endroits moins fréquentés par les randonneurs, ces animaux sont beaucoup plus farouches. 

Ici, il est encore trop tôt pour avoir une idée de l’affluence des marcheurs, mais en tout cas, les marmottes filent et ne se laissent pas approcher.

Autre jolie surprise : des edelweiss! Plein.

Vers neuf heures, alors que le soleil a enfin gagné les replats dans lesquels je marche, je longe un lac sur les hauteurs duquel je m’arrête pour faire une pause et sécher ma tente et mon duvet.

En fin de pause, j’aperçois trois randonneurs un peu plus haut, à un point de croisement planté de panneaux. Il me semble reconnaître les trois compères avec lesquels j’ai dîné à Maljasset. Je leur fais un signe de la main. C’est bien eux, en effet. Ils poursuivent sans doute vers le col de Mallemort.

Matériel sec et remballé, je leur emboîte le pas, avec, en tête, les paroles du randonneur de Manosque hier soir, à table, qui me conseillait l’itinéraire par ce col, précisément.

Et me voici donc à la croisée des chemins. Avec un choix à faire.

D’un côté le col de Mallemort et son itinéraire balisé, offrant sécurité et confort ; de l’autre, le col de la Portiolette et l’inconnu ensuite, hasardeux et pentu.

J’hésite brièvement. Le confort, c’est toujours tentant. Mais je n’ai pas choisi de faire ce trek pour ça et j’aurais même l’impression, en me déroutant ainsi, d’en trahir l’esprit. Et puis j’ai confiance dans les indications que Gérard Guerrier lui-même m’a données. Je prends donc la direction de l’aventure. On verra bien! 

Le col de la Portiolette dessine une brèche très visible dans le lointain.

Je retrouve la minéralitude – ouaf ouaf – et les éboulis, qui rendent la progression sinon délicate du moins plus difficile que sur un chemin dégagé.

La montée du col est rude. J’y progresse à petits pas, en appui sur les bâtons.

Et bientôt, m’y voici. Col de la Portiolette. 2692 mètres.

Mon regard plonge sur la haute vallée dans laquelle je vais d’abord descendre en suivant le chemin, avant de l’abandonner pour tailler la route hors sentier.

Pour m’écarter du chemin balisé, et aborder la batterie de Viraysse depuis ce secteur, j’ai plusieurs repères, cartographiques et visuels : la trace de ski de rando, en bleu foncé sur la carte, les blocs écroulés au-dessus de la cote 2429, et le passage entre les barres rocheuses enfin.

Je pars donc du col en empruntant momentanément le GRP, que je quitte en bas de la zone d’éboulis pour mettre le cap sur les vallons herbeux, en suivant un temps la trace de ski de rando que j’abandonne ensuite en visant les blocs écroulés et la cote altimétrique.

NB : outre IphiGéNie, j’utilise aussi la boussole intégrée de l’Iphone qui fonctionne hors ligne et me donne de surcroît l’altitude à laquelle je me trouve. 

Du sentier que je m’apprête à délaisser, tous les repères sont en place. En restant sur la courbe de niveau, je vise les blocs écroulés.

Quand j’y arrive, je me rends compte que j’ai faim. Je me pose donc à l’abri du vent, au soleil, et je fais honneur à la salade préparée par le refuge.

Rassasié, je regarde ensuite la pente et le passage herbeux par lequel je dois accéder à mon objectif, là, entre les zones de roche.

Bon. Yapluka.

La montée est raide et inconfortable. Dans une pente à 35 degrés, je slalome entre les terriers de marmotte et les rides du terrain liées à l’érosion et les éboulis.

Il ne fait pas trop chaud. Le temps s’est un peu couvert – rien de menaçant toutefois – et le vent assez fort rafraîchit l’atmosphère. Tant mieux. Parce que la montée est rude.

Mais la vue est splendide.

Je progresse et franchit le passage, concentré, attentif à ne pas commettre de faux-pas.

Au sommet de cette espèce de défilé, je suis perplexe. J’aperçois bien la batterie, en hauteur sur ma droite – hors-champ sur cette photo…

… mais les moyens pour la rejoindre m’interrogent. Compte-tenu de ce que je lis sur ma carte, l’aborder par sa droite – c’est-à-dire ma gauche – me semble assez dangereux. Elle se trouve en effet sur un éperon rocheux relativement inexpugnable, à pied – ce qui est logique quand on connaît sa destination militaire défensive. 

La carte – et le territoire devant moi – me montrent un autre chemin possible, bien plus sûr : le lit d’un torrent à sec qui monte tout droit.

Voilà qui me semble un bon itinéraire. J’y grimpe donc et poursuis ma progression jusqu’à atteindre une ligne de crête – laquelle n’a bien entendu rien à voir avec celle qu’empruntent quotidiennement, à les écouter, les membres du gouvernement…

… et de là, je retrouve le sentier ordinaire. Et la civilisation, qui prend ici la forme de petits groupes bruyants équipés d’articles Quechua de la tête aux pieds et montés là depuis le parking de St Ours.

Et voilà : batterie de Viraysse en traversée, objectif atteint!

Je prends cinq minutes pour profiter du paysage et du moment, assis face à la pente que je viens de grimper.

Je suis assez fier de moi : cette montée faisait partie des passages qui me questionnaient. Je suis donc plutôt content de cette petite victoire.

De l’autre côté, j’aperçois les restes du fort de Viraysse. Je n’y passerai pas car ma route me fera bifurquer avant, vers la gauche et Larche, mon étape de ce soir.

Nous sommes ici – sur la batterie ou bien au fort, plus bas – sur l’un des très nombreux sites de mémoire de l’Armée des Alpes, invaincue en juin 1940.

Je te conseille vivement la visite du site Internet dédié à cette armée ainsi qu’aux endroits qui ont jalonné cette résistance héroïque, tel celui où nous nous trouvons.

J’entame ma descente vers Larche, interminable je dois dire. Je n’en vois pas le bout, et ce d’autant qu’à mesure que je perds de l’altitude, la chaleur est de plus en plus importante.

Puis j’aperçois le village, loin en bas.

Et comme tout finit par arriver à point nommé, j’atteins Larche, où doit en principe se trouver une épicerie ouverte : je n’ai rien à manger pour ce soir et le resto du camping où je m’arrête est complet. La question de l’épicerie ouverte un dimanche est donc loin d’être anecdotique.

Ce panneau, à la fin du chemin, me rassure utilement.

Je trouve cette épicerie-bar au bord de la rue principale. J’y bois une bière fort bienvenue en compagnie d’une très jeune fille croisée plus haut, qui fait le GR5 elle aussi, et de Philippe, l’un des trois randonneurs de Maljasset.

Je vais ensuite voir dans la petite boutique ce qu’il reste à acheter. Je ne veux pas trop m’encombrer : pour ce soir, je prends donc un paquet de nouilles chinoises, une boîte de sardine à l’huile, et pour demain, l’épicier me tranche du speck et me décongèle une baguette. Je prends aussi un paquet de gâteaux pour compléter mon sachet d’abricots secs.

Puis je marche le petit kilomètre qui m’amène au camping des Marmottes, un chouette lieu, bien entretenu, paisible, où, tente montée, je file me doucher et faire une lessive.

Là-dessus, repas frugal et au lit, tandis qu’il fait encore jour.

Larche - refuge de Vens

Par les lacs de Morgon et le col de Fer. 24 kilomètres, 1850 mètres de dénivelé positif, 12 heures et demie.

Réveillé comme d’habitude par les premières pâleurs de l’aube, je sors de la tente à cinq heures – comme la marquise de Paul Valéry l’eût fait en son temps. Si elle avait campé, évidemment. Car elle ne campait pas, la marquise, sinon sur ses positions et heu…

Pardon, où en étions-nous?

Ah oui : café, biscuits, vitamine C, pliage du réchaud, du camp, du sac, et en route : il est six heures et quart. Banzaï.

La route monte sur cinq kilomètres jusqu’au parking qui dessert le vallon du Lauzanier.

Elle n’est pas désagréable cette petite route déserte, bordée de vieux mélèzes aux racines saillantes dont les formes paraissent animales.

Elle est longée de prairies fleuries…

… elle passe du bord à l’autre d’un torrent chantant… 

… tandis que les crêtes au loin attrapent les premiers rayons de soleil.

A partir du parking, j’entre dans le Parc du Mercantour. Une première pour moi. Je lis les panneaux informatifs, lesquels me renseignent sur la faune et la flore locales, notamment sur la Reine des Alpes, ou le chardon bleu.

Le chemin est d’abord une large piste bordé de clôtures agricoles et de fleurs sauvages.

… puis, passée cette maison, dans laquelle je me verrais bien profiter à l’occasion d’une coupure bienfaisante avec le tumulte du monde…

… la piste se fait sentier et monte en passant au soleil.

Je suis doublé à un moment par trois jeunes d’allure banlieusarde, à l’accent du Midi, puis, tandis que je me suis arrêté pour me mettre en short, j’aperçois en arrière un couple de randonneurs qui montent à ma rencontre.

Je songe qu’avec la proximité du parking, il est logique de croiser des gens. Cette promenade dans le vallon et jusqu’au lac doit même être très fréquentée en journée.

Je reprends le chemin, agrémenté par endroits de marches qui servent autant à la progression qu’à limiter l’érosion.

Les pentes sont peuplées de marmottes, vraisemblablement très habituées aux promeneurs car elles ne fuient pas. Voir même, elles posent!

J’atteins le lac – magnifique – au bord duquel se trouvent les jeunes méridionaux qui m’ont dépassé dans la montée. 

Je m’éloigne et vais me poser sur une berge engazonnée. Là, je mets tente et duvet à sécher puis je file me tremper les pieds dans les eaux fraîches.

Petite parenthèse matérielle : la plaque noire que tu vois au premier plan est le dos amovible de mon sac à dos. Super pratique : pour poser mes fesses un peu partout, ou mes chaussettes sans les salir quand je passe du pantalon au short, ou bien encore à l’entrée de la tente en paillasson, et même en support lombaire pour faire quelques étirements en fin de journée. Un super accessoire!

Pendant que mes pieds trempent, je suis abordé par une guide du parc qui me demande gentiment si j’ai campé là. A ma réponse négative, elle me rassure en affirmant que j’aurais pu mais qu’il aurait été en revanche un peu tard pour remballer, ce dont je conviens : je connais la règle des Parcs Nationaux – on peut bivouaquer entre 19h et 9h, à plus d’une heure de marche à l’intérieur des limites du Parc ou du dernier accès automobile.

Nous engageons la conversation sur mon trajet et je profite de ses connaissances pour l’interroger sur la brèche Borgonio. On m’a parlé d’éboulis impraticables. Ah? Non, pas à sa connaissance. C’est très raide mais elle n’a pas eu vent d’un quelconque écroulement rocheux.

Bon. Je l’interroge également sur les lacs de Lignins, mon avant-dernière étape. Je tombe bien : elle connaît par coeur ce secteur, relativement éloigné d’ici, car elle y a travaillé 25 ans avant d’être sur le Lauzanier où nous nous trouvons. Elle me confirme hélas l’agressivité des chiens de protection là-bas. La petite municipalité de Colmars, sur le territoire de laquelle se trouvent les lacs, en est même venue à déconseiller la ballade aux touristes pendant les périodes d’estive.

Flûte. Il va falloir que je révise le trajet final…

Là-dessus, la guide m’abandonne : les trois pieds nickelés viennent de découvrir l’eau froide : ils poussent des clameurs suraiguës qui résonnent dans tout le vallon.

Je remballe mon paquetage et reprends le chemin.

Au-dessus du magnifique lac du Lauzanier, que je photographie à rebours en m’éloignant…

… la montée se poursuit.

Je traverse un petit torrent à plusieurs reprises, m’y rafraîchissant à chaque fois le visage qui chauffe…

Puis j’atteins un autre lac, celui dit de « derrière la croix », dernière oasis avant la montée pierreuse vers le Pas de la Cavale.

En m’arrêtant pour retrouver du souffle – ou des jambes, mais c’est la même chose – j’aperçois les trois randonneurs de Maljasset en contrebas. L’un d’eux est très avancé, j’attends qu’il me rejoigne : c’est Philippe, qui était à la Bonne Fourchette hier en fin d’après-midi. Je reconnais également Gérard, lequel était, lui, au même camping que moi et que j’ai croisé ce matin juste avant de partir.

Nous partageons notre enthousiasme pour la sauvagerie et la beauté du lieu, puis je propose à Philippe de passer devant mais il décline : mon rythme lui convient. Nous reprenons donc l’ascension en file indienne.

Le col se rapproche…

Et voici le Pas de la Cavale.

Lequel offre une vue absolument incroyable, sublime, un balcon vertigineux sur la vallée et le sud du Mercantour.

Les deux autres compères nous ont bientôt rejoints et nous pique-niquons à l’abri du vent, en léger contrebas, abrités par les ruines d’une vieille construction.

De gauche à droite sur la photo : André, Gérard et Philippe.

Tandis que nous déjeunons, un point attire notre attention : un bouquetin, posé sur une roche à flanc de pente!

Peu farouche, il ne s’enfuit pas à notre approche. Il surveille en fait le petit groupe de ses congénères qui broute plus bas, dans les schistes.

Après la pause, nous nous séparons : André, à son aise en descente, déroule dans la pente très raide. Gérard et Philippe, quant à eux, progressent piane-piane. Moi, je me situe au milieu : ni trop rapide, ni trop lent, je suis concentré et attentif à bien poser chaque pied où il convient afin de ne pas me ramasser. Ici, il ne vaut mieux pas.

On m’interroge souvent sur le danger qu’il peut y avoir à randonner seul.

Je considère au contraire que c’est plus sûr qu’en groupe, généralement source de déconcentration, entre autres inconvénients.

Et la déconcentration, c’est l’antichambre de la gamelle.

En attendant de rédiger à l’occasion un article à ce sujet, je te recommande de visionner cette courte vidéo, dont l’auteur aborde le sujet avec mesure et intelligence. Je n’aurais pas mieux dit.

Reprenons.

Lorsque la descente se fait moins accentuée et rejoint une sorte de bosse, je quitte le sentier en mettant le cap au sud-ouest.

Les renseignements que j’ai trouvés sur cette étape proviennent du guide de Jérôme Bonneaux, la Trans’Alpes, un auteur que m’a fait connaître Maud, rencontrée dans l’Oisan.

Voici le descriptif que j’ai téléchargé :

« Après de nombreux lacets dans une section escarpée le sentier devient plus tranquille jusqu’à arriver vers l’altitude 2350 m. De là, quitter le sentier pour traverser direction E. Après avoir laissé un énorme trou sur la droite, passer aux côtés des lacs d’Agnel puis dévaler les pentes herbeuses direction S jusqu’à arriver à un vaste replat au pied de la Combe du Graillon. Traverser les différents torrents de ce replat en visant une croupe herbeuse direction SE. Remonter cette croupe en traversant petit à petit vers la droite jusqu’à rejoindre le vallon de la Cabane où l’on tombe sur une bonne sente cairnée. Suivre cette dernière qui remonte le Vallon de la Cabane pour finalement passer un ressaut rocheux qui amène au grand lac inférieur de Morgon. »

Précis, n’est-ce pas? Allons-y. Nous voici à la cote 2350. Cap à l’est, donc.

Les lacs Agnel sont au rendez-vous. Je délaisse la baignade, après hésitation, car il est déjà treize heures trente passées et je suis loin d’être rendu…

Ensuite, je m’oriente mal en allant trop à l’est, où ce qui me semble la pente naturelle m’entraîne malgré la boussole.

Du coup, j’arrive trop loin de mon point suivant et je suis obligé de remonter le lit du torrent à sec, ce qui me tord les pieds dans tous les sens. Bien fait pour moi : je n’avais qu’à être plus rigoureux dans ma navigation. Mais je râle, quand même.

Je retrouve la « croupe herbeuse », laquelle me propose son ascension fastidieuse à 35 degrés. Rien de véritablement érotique donc. Je dis ça à cause des connotations du substantif « croupe »… Je sais. Je divague. Bref. J’escalade cette pente engazonnée en soufflant.

C’est curieux, j’ai l’impression de manquer d’énergie. Voilà huit heures que je marche, certes, mais j’ai connu des étapes plus longues. Qu’est-ce à dire?

Enfin, je retrouve le vallon de la cabane et la « bonne sente cairnée » – comprendre : le soulagement d’un itinéraire retrouvé.

Ma gourde étant vide, je profite du torrent pour faire le plein d’eau filtrée. Il n’y a pas de crotte alentours, mais on n’est jamais trop prudent avec la flotte, comme je le rappelle dans cet article du Bazar.

Puis je continue ma progression vers les lacs de Morgon. Je croise des marcheurs dans un passage escarpé, avec lesquels j’échange un moment et qui – je ne sais pas comment cette préoccupation s’est invitée dans notre conversation – me refilent généreusement de la crème solaire.

Je n’avais emporté avec moi qu’un petit pot d’alu de 20 ml, fini depuis avant hier, et les parties de mon corps exposées au soleil ont viré au rouge écrevisse – bouillie l’écrevisse, évidemment.

Enfin, je parviens au premier lac de Morgon. 

Il est seize heures et je suis absolument seul. Je me déshabille donc et je m’abandonne à une baignade délicieuse et tonifiante.

En me séchant et enfilant de nouveau mes vêtements, je réfléchis au manque de « jus » que j’éprouve depuis quelques heures. Si mon dîner d’hier soir, à base de nouilles chinoises et de sardines à l’huile, m’a procuré sur le moment une sensation de satiété, en fait, et compte-tenu de la dépense énergétique énorme d’aujourd’hui, je constate qu’il ne m’a pas fourni assez de réserve. Idem de mon pique-nique au pas de la cavale, où les 4 tranches de speck et la demi-baguette n’ont pas complètement rempli les réservoirs de carburant. Les abricots secs et les biscuits grignotés ponctuellement m’ont fourni quelques pics de glucose, mais c’est tout. Ajoute à cela les trois dernières nuits de bivouac qui n’ont pas été d’une qualité réparatrice totale – comme souvent dans ces conditions, j’ai dormi en pointillés, de deux heures en deux heures – et tu comprendras donc que je me sente un peu « flottant », je n’ai pas d’autre expression pour décrire mon état. Pas affamé, ni épuisé, a priori. Mais « Flottant ». Légèrement perché. 

Je grignote un morceau de saucisson, quelques abricots secs, termine sur un comprimé de vitamine C pour me donner un coup de fouet et je repars.

Le lieu est fabuleux. Extraordinaire.

Il s’agit d’une succession de lacs en escalier, tous plus beaux et impressionnants les uns que les autres, dans une ambiance rocheuse unique.

A mesure que je progresse, seul dans ce décor grandiose, je suis pénétré d’une espèce d’impression teintée d’étrangeté fantastique, sans doute liée au mélange de la fatigue, de l’hypoglycémie légère et de mon imagination romanesque.

Le paysage où j’évolue me semble une sorte de produit croisé du Seigneur des anneaux et des romans médiévaux du cycle arthurien. Pour le dire autrement, je trouve le lieu « druidique ». Oui, oui, c’est le mot qui me vient. Ne me demande pas pourquoi ni d’où ça sort…

Je monte en passant d’un lac à l’autre.

Je crois pouvoir affirmer que de tous les endroits prodigieux des Alpes dans lesquels je me suis promené, celui-ci restera l’un de mes préférés. C’est unique. Vibratile. Sublime. 

Tout cela renforcé par cet état mental un peu « flottant » que j’ai décrit plus avant.

Dans l’un des lacs, l’avant-dernier, vivent de belles et grosses grenouilles grises et brunes. Je tente d’établir le dialogue. En vain. Elles sont prodigieusement snobs.

Je poursuis ma montée vers le Pas de Morgon – songeant au passage que c’est toujours dommage, quand on aime le Beaujolais, qu’il n’y ait pas de Morgon… Je sais. 🙄

Puis je dépasse le dernier lac – on dirait un bassin creusé dans la roche.

Et je continue de grimper en direction du col en suivant les cairns.

Enfin, je parviens au col.

Je ne suis plus très loin à présent : j’ai une belle ligne de crête qui m’attend jusqu’à ce que je retrouve le GR au col de Fer. De là, il n’y aura plus qu’à descendre jusqu’au refuge de Vens. Allez!

Sauf qu’au bout de quelques centaines de mètres, le sentier disparaît sous des éboulis, freinant la progression. Je passe de bloc en bloc en choisissant les plus gros, c’est à dire les plus stables. Je l’ai déjà constaté auparavant, mais je suis de nouveau bluffé par l’accroche phénoménale de mes chaussures sur la roche sèche : tous les caoutchoucs « vibram » ne se valent pas. Celui qui compose la matière de mes semelles est particulièrement performant. Un véritable auxiliaire de sécurité.

Passé ce pierrier, un vent très violent souffle de l’est et balaie l’espèce d’arête sur laquelle j’évolue. Je peine à tenir le téléphone pour filmer la scène, ce qui me rappelle la tempête essuyée à vélo dans les Monts du Lyonnais.

Je poursuis sur mon sentier escarpé, soufflé par le vent. D’où je suis, j’aperçois le col de Fer et l’autre chemin, celui que je vais rejoindre pour gagner les lacs de Vens, à la limite de l’ombre et de la lumière sur la photo ci-dessous.

Encore quelques centaines de mètres et nous y voilà.

De loin, j’aperçois les silhouettes gothiques et ruiniformes des aiguilles de Tortisse.

La géologie est incroyable dans ce secteur. Au-dessus de moi, les roches érodées me font songer à des gargouilles…

Et que penser de cette arche naturelle qu’on dirait vitrifiée?

Paysage surnaturel. Fantastique. Au sens littéraire du terme. Tiens, avec mes pieds gonflés, pour un peu, je me prendrais pour un hobbit…

 La vue sur les lacs de Vens bordés de pins est sublime. C’est magnifique. La photo est hélas réductrice : en vrai, c’est presque irréel tant c’est beau.

Je me rends compte en contemplant le refuge en contrebas, et accessoirement en cherchant du regard une potentielle aire de bivouac, que je suis au bout du rouleau. Il est dix huit heures trente. J’ai marché plus de douze heures en comptant les pauses. Il est grand temps que ça s’arrête.

Je traverse les hautes herbes qui entourent le refuge et je débouche sur la terrasse.

Je demande au gardien s’il lui reste une couchette de libre – je sais que je n’aurai pas la force, après le repas, de descendre au lac monter le camp. 

Oui, il reste une place. Impeccable. Je fais une toilette de chat, vais poser quelques affaires sur la couchette en hauteur puis je redescends dans la salle commune, à temps pour le repas.

Je ne suis pas un convive hyper loquace, ce soir. A la première assiette de soupe, je prends toute la mesure de ma faim : je ne suis plus qu’un puits sans fond. Manger!

Refuge de Vens - St Etienne de Tinée

Par le Pas de Vens, la brèche Borgonio et les lacs Tenibre. 13 kilomètres, 800 m de dénivelé positif, 1900 m de dénivelé négatif, 8 heures.

J’ai dormi presque d’une traite, de 21 heures à 6 heures ce matin : premier couché, premier levé. Le refuge est désert. Je me sens particulièrement bien reposé – ma décision ne pas bivouaquer hier soir était la bonne.

Je sors photographier le petit jour sur le lac supérieur…

… puis je profite des toilettes en toute tranquillité, avant de m’attarder aux lavabos pour essayer de retrouver une figure à peu près présentable – ma coupe de cheveux est remarquablement punk ce matin.

Deux femmes entrent. La première se plaint auprès de la seconde d’avoir passé une nuit atroce à cause de tous les ronflements. Je lui vante mes bouchons d’oreille en mousse, indispensables, mais je lui dissimule par contre ma participation au concert ambiant : c’est en effet mon propre vrombissement de fusée qui m’a réveillé vers minuit!

Après le petit déjeuner, je récupère mes chaussures…

… et je sors assembler mon panier pique-nique, dont les ingrédients sont disposés sur l’une des tables de la terrasse.

J’ai demandé hier soir au gardien ce qu’il en était de la brèche Borgonio : praticable ou pas? A priori oui. Il n’a pas eu vent d’un éboulement quelconque.

En route, donc!

Je contourne le refuge par le haut avant de quitter le sentier. Je marche ensuite dans un joli vallon, de part et d’autre d’un réseau de ruisseaux que je dois enjamber régulièrement, sans difficulté particulière.

Une demi-heure plus tard, ce beau vallon cède la place au minéral : le chemin va se poursuivre dans les éboulis.

Je passe auprès d’un premier lac encaissé, celui de Fourchas.

Puis j’en rencontre un deuxième, plus haut. Le lac de la Montagnette. 

Je le vois encore lorsque je me retourne pour souffler un peu. Il est déjà passé au soleil alors que je suis encore à l’ombre.

La montée dans la pierraille est fastidieuse. Par endroits, je passe de bloc en bloc comme si j’étais sur l’une de ces digues de bord de mer, où l’on entasse les rochers en brise-lames. Je suis concentré, attentif à bien choisir l’endroit où je pose chacun de mes pieds : tout n’est pas calé là-dedans, loin s’en faut. Ça roule, ça oscille sous la semelle.

Mais enfin, petit à petit, je progresse vers le Pas de Vens. 

J’ai replié mes bâtons et les ai glissés dans une poche latérale du sac. Je trouve en effet plus commode de me servir de mes mains dans les passages les plus raides.

Après deux heures de montée, en partie délicates dans les écroulements rocheux, voici enfin le Pas de Vens. 2796 mètres.

En contrebas, côté italien, plein ouest, se trouve une casemate. Je pose mon sac et je descends légèrement pour profiter de la vue sur l’autre vallée qui s’ouvre à mes pieds.

Tandis que je photographie la cabane, j’entends quelqu’un farfouiller à l’intérieur. Des randonneurs auront dormi là? J’interpelle à voix haute : « hello? Il y a quelqu’un? »

Et là, me faisant sursauter – et sans doute aussi surpris que moi – un jeune bouquetin jaillit par la porte, passe sous mon nez en coup de vent et se plante sur la pente rocheuse, à quinze mètres de moi! 

On s’observe mutuellement un moment, puis la bête disparaît dans la pente vertigineuse.

Quelle drôle de rencontre!

Encore éberlué, je reprends mon sac et avise ma carte : je dois me diriger vers la droite pour aller chercher la brèche qui me permettra de passer de l’autre côté des crêtes en restant côté français.

J’avoue que je tâtonne pas mal, côté itinéraire. J’essaie de suivre le chemin qui me paraît le plus évident, tout en me fiant également à ma localisation sur IphiGéNie, laquelle m’indique un itinéraire hivernal en pointillé qui redescend légèrement du Pas de Vens pour obliquer ensuite sur la droite…

Mais je trouve le chemin – il n’y a pas de chemin, en fait – délicat et plutôt scabreux, à l’image ce petit dièdre que je vais devoir escalader : je ne vois pas où passer ailleurs, ni à droite, ni à gauche.

Je me dis que là, tout de même, ce n’est plus de la rando. Mais je ne me pose pas davantage de questions : je suis objectivement capable de franchir ce passage délicat. C’est du III, grand maximum les prises de mains sont super crochetantes, mes chaussures gratonnent très bien, et puis je sais passer ce genre de difficulté sans m’y enfermer, en me servant de l’angle pour y opposer mes pieds.

Certes, je suis tout de même à presque trois mille mètres d’altitude, j’ai un sac de sept kilos sur le dos, je suis absolument seul dans un rayon de cinq ou six kilomètres et compte-tenu de la pente sous mes pieds, je n’ai absolument pas le droit de me louper, mais enfin, il n’y a pas plus de raison ici de tomber qu’en grimpant sur une échelle de meunier.

Je passe donc ce petit dièdre facilement, mais dans un état de concentration intense.

Et je poursuis dans la caillasse.

Toujours des éboulis, à perte de vue. Plus quelques passages de résidus neigeux sur lesquels il n’y a pas d’autres traces que les miennes…

A dire vrai, je préférerais marcher sur les névés, même avec des crampons, plutôt que de peiner dans toutes ces roches concassées. 

Par deux fois, je fais le mauvais choix de point d’appui et la pierre roule sous mon pas, m’écorchant le tibia. Rien de méchant, mais ça m’arrache – outre un bout de peau – tout de même quelques grossièretés bien senties.

Cela dit, je m’en fous, je peux dire tous les gros mots du monde, je suis tout seul.

Seul, vraiment?

A un moment, en regardant ma destination – la brèche, qu’on voit très bien – j’aperçois en effet les deux cornes d’un bouquetin : je suis quasi certain que c’est le même jeune que tout à l’heure, qui me suit et m’observe. Marrant.

Ce qui est moins amusant, en revanche, alors que j’ai plus ou moins suivi des cairns qui correspondent à mon tracé pointillé sur la carte, c’est la pente instable, toute roulante de roches délitées, sur laquelle je me retrouve. Une vraie saloperie.

Je serre les dents, je reste attentif à mes pas, et petit à petit, comme toujours, ça passe et j’approche de mon but.

Et me voilà aux pieds du vieux pluviomètre qui orne la brèche Borgonio.

Les deux bras levés : victoire!

Je profite de la vue sur les lacs Tenibre, en contrebas, vers lesquels je dois me diriger.

Mais la descente est très prononcée, dans de la caillasse sèche et fuyante.

A deux ou trois reprises, je fais le choix de la désescalade, dos à la pente en utilisant les mains, plutôt d’engager mes pas mal assurés dans cette pente traitresse.

Puis, de peur de me vautrer, je délaisse cette déclivité pour traverser par le pierrier sur ma gauche.

Ce n’est pas beaucoup plus confortable, mais je suis perpendiculaire à la pente et ça me convient mieux.

Au bout d’une demi-heure, ou d’une heure – le temps s’est arrêté – j’atteins une espèce de vallon pierreux. 

Je me retourne pour photographier la brèche Borgonio, qui semble désormais bien lointaine, avec sa descente en forme de tremplin du Hahnenkamm.

Les beaux lacs de Tenibre sont désormais très proches.

Je délaisse le lac de gauche au profit de celui de droite, qui me semble mieux abrité et plus ensoleillé.

Il est midi et l’endroit est absolument désert. 

Je me pose sur la rive, inspectant mes tibias qui ont payé leur tribut d’écorchures à la brèche Borgonio, puis je me déchausse et vais faire tremper tout ça, pieds inclus, dans l’eau cristalline et fraîche du lac. Pas un seul être humain à la ronde. Bonheur.

Sur quoi, assis sur le dos amovible de mon sac, j’honore le panier pique-nique du refuge de Vens. 

Une demi-heure plus tard, je repars.

Le sentier est balisé par des cairns et alterne des passages faciles et terreux avec d’autres, plus inconfortables, dans les amas rocheux.

Est-ce parce que la montée puis la descente m’ont pris tout mon influx nerveux, est-ce parce que je digère, est-ce parce que j’estime que le danger est passé? 

Je ne sais pas. Mais toujours est-il que je me déconcentre. Et qu’est-ce que j’ai écrit plus avant?

 « La déconcentration, c’est l’antichambre de la gamelle ».

Démonstration : mon pied droit roule sur un bloc instable, je perds l’équilibre, ma jambe gauche fléchit sous moi, je sens mon genou se tordre et je valdingue dans les rochers, le bras droit en pare-pierre.

Le con.

Assis, un peu sonné, vaguement nauséeux, je compte mes abattis, comme on dit. Mes bâtons, largués dès le déséquilibre, sont intacts – je ne regrette vraiment pas d’avoir viré les dragonnes. Pour le reste, tout va bien. Quelques griffures sur l’avant-bras et sans doute un bel hématome en perspective, mais ce n’est rien. 

J’ai surtout eu peur, en fait, quand j’ai senti mon genou gauche plier – la torsion de l’articulation m’a rappelé de très mauvais souvenirs. Et ce d’autant que mon genou est raide depuis deux jours et m’a même obligé à ressortir ma genouillère.

Et quoi? Je me suis de nouveau bousillé les ligaments?

A priori non. Mais quelque chose a cependant bougé à l’intérieur de l’articulation, sous l’effet de cette pliure. Je ne ressens aucune douleur, c’est bizarre. Je palpe mon genou, pointe du bout des doigts sur des zones test : rien. Nickel. J’éprouve l’appui en me relevant : idem. Solide. Un poteau. Incroyable!

Je pousse un gros soupir de soulagement. Quel imbécile tout de même! Je suis très contrarié de m’être ainsi relâché et je reprends la descente en me boudant – si, si, je suis très fort pour me faire la tête tout seul – jusqu’aux lacs Varicles, lesquels me servent accessoirement de repères pour la suite.

De ces lacs, je dois en effet apercevoir d’anciens bâtiments militaires situés sur le plan de Tenibre.

Je les vois, en effet. Allons-y.

Je passe ces habitations désaffectées et je m’engage sur le chemin de l’énergie.

En encorbellement, spectaculaire, le chemin de l’énergie date de 1921. 

Renforcé par des murets de soutènement, il est percé de nombreux tunnels, comme celui-ci.

On traverse?

Doté d’un impressionnant caractère aérien…

… ce sentier circule en balcon au-dessus de la vallée de la Tinée.

Je le quitte à la balise 112. Je suis à 2329 mètres d’altitude et ma destination se trouve 1200 mètres plus bas. C’est une impressionnante descente qui m’attend-là.

En resserrant le laçage de mes chaussures, j’observe quelque chose de curieux, dans mon genou gauche.

Comme je l’ai dit plus haut, hier encore, l’articulation s’était raidie et avait enflé. Par exemple, je n’ai pas pu, sur la couchette du refuge, replier mes jambes sous moi, fesses sur les talons. Le genou gauche bloquait. Exactement comme sur la deuxième moitié du GR54, il y a trois ans.

Et bien j’ai l’impression que depuis mon gadin dans le granit, tout à l’heure, ce blocage s’est complètement dissipé. Incroyable. Je teste mon genou en équilibre, en l’amenant contre ma poitrine avec mes mains croisées, pour voir : mais oui! La raideur a disparu. C’est dingue!

Comme quoi : une bonne ratasse dans les cailloux et hop, plus besoin d’orthopédiste! J’en ris tout seul, incrédule, en me remettant en route.

La descente passe en lacets serrés entre les mélèzes, dont l’ombre bienvenue procure un peu de fraîcheur.

A mesure que je perds de l’altitude, la chaleur augmente. Les passages sous les ramures du mélezin, plus bas, sont donc vraiment appréciables.

Je croise une fermette composée de deux bâtiments, déserts.

Puis j’aperçois St Etienne de Tinée à la faveur des boucles.

Malgré l’ombre, la chaleur est accablante : j’ai l’impression d’avoir le visage à l’entrée d’un four à pain.

Attirées par ma transpiration, quelques mouches viennent zonzonner dans mes oreilles : je les chasse avec ma microserviette imbibée de sueur.

Depuis quelques temps, j’entends également le grondement d’un torrent, sur ma gauche. J’aperçois un accès à un petit secteur plat qui forme une vasque, au pied d’un chalet fermé.

Quel bonheur! L’eau froide d’un torrent de montagne, l’été, par vive chaleur, est probablement l’une des choses les plus exquises du monde.

Je trempe ma serviette, ainsi que ma casquette, puis je passe un petit moment contemplatif, là , à regarder couler l’eau. Hébété, presque.

Quelques temps plus tard, j’émerge du sous-bois et j’entre dans St Etienne de Tinée.

Les gens que je croise en ville sont les premiers êtres humains que je rencontre depuis le refuge de Vens.

Je m’offre une bière en terrasse puis je vais faire quelques emplettes pour mon pique-nique de demain.

Sur une porte de grange, ce collage « street art » me rappelle quelque chose. J’ai l’impression de l’avoir déjà vu quelque part, mais je ne parviens pas à me souvenir où. Frustrant.

Je retourne sur mes pas et je vais planter ma tente au camping local.

A l’accueil, je papote avec l’employé. On parle du beau temps – donc de la chaleur. Il me dit que l’isotherme zéro est à 4800 mètres, aujourd’hui. « On fait fondre le Mont-blanc », ajoute t-il en secouant la tête.

Il me renseigne ensuite sur ma route demain – qui démarre justement là, à quelques mètres de l’entrée. Un kilomètre de goudron, et après c’est une piste jusqu’à Demandols – puis il m’indique les deux emplacements réservés aux randonneurs, lesquels sont ombragés et agréables. Ils surplombent le chouette plan d’eau intégré au camping.

Je m’installe puis je file prendre une douche pendant que ma lessive trempe et que ma batterie externe et mon téléphone se rechargent.

De retour à la tente, j’étends ma lessive entre deux arbres puis je me rends au restaurant le plus proche, la gargotte où j’ai bu une pression à l’arrivée.

Les lasagnes au boeuf sont copieuses et bonnes, la bière aussi, et je profite pleinement de ce moment. Puis je retourne au camping et je me couche avec le soleil, repus et harassé.

St Etienne de Tinée - Chateauneuf d'Entraunes

Par le col de Pal. 23 kilomètres, 1600 mètres de dénivelé positif, 11 heures.

Réveil avec le jour, comme d’habitude. J’ai plutôt bien dormi cette nuit, il a fait doux et mon matelas n’a pas trop glissé à droite et à gauche sur le tapis de sol. Je n’ai pas eu de condensation à l’intérieur de la tente et ma lessive, que j’ai volontairement laissée sur son fil hier soir, est sèche. C’est fou d’ailleurs : il est cinq heures du matin, on est à plus de mille mètres d’altitude, et il fait déjà une vingtaine de degrés! Je n’ose imaginer la température au niveau de la mer…

Je remballe rapidement et je vais me faire un café au réchaud sur l’une des tables de pique-nique placées non loin du bloc sanitaire, café que j’agrémente avec des Figolu et une pâte de fruit.

Là-dessus, gourde rechargée d’eau fraîche, en route! 

Au revoir…

Et bonjour la piste.

Je monte tranquillement vers la Vacherie de Demandols, seul au monde.

Puis, vers sept heures et demies, et bien qu’il fasse encore relativement frais, un nuage de mouches zonzonnantes et collantes se met à tourner autour de ma tête.

Je suis moins seul d’un coup, et c’est très désagréable.

J’ai rangé mes bâtons repliés sur le côté de mon sac et je fais tournoyer ma serviette autour de mon crâne en chasse-mouche, en continuant sur la route qui prend ici des allures de décor du « salaire de la peur ».

Le côté encaissé offre de belles perspectives sur le torrent qui coule en bas des gorges. J’aperçois même la résidence secondaire idéale.

Plus haut, en abordant un mini hameau désert et sa fontaine dessinée par un schtroumph…

… je découvre une stèle à la mémoire des victimes américaines d’un accident d’avion. En 1954. Il y a même un morceau tordu de la carlingue posé en ex-voto. Glaçant.

A part cet article dans un Nice-Matin daté de 2015 – année du crash suicidaire de l’A320 de Germanwings dans les Alpes de Haute-Provence –  je n’ai pas trouvé grand-chose à ce sujet.

En face de ce monument se trouve une chapelle…

… et deux maisons rustiques, inoccupées à ce que j’en perçois, mais très bien entretenues.

J’atteins mon premier objectif du matin : la vacherie de Demandols – dont je relie évidemment l’activité, même si elle est a priori suspendue actuellement, à la présence du nuage de mouches qui ne m’a pas quitté depuis une heure et demie.  

C’est à devenir dingue. 

Tiens : cette rapide vidéo qui te donnera une idée de l’ampleur de l’invasion…

Quand même, hein?

Bon. Je prends la direction du col de Pal.

Laissant en contrebas les bâtiments vachers…

… je me dis que les mouches devraient en principe me laisser tranquille.

Ben non.

Elles m’accompagnent, bourdonnantes, insistantes, inopportunes : une vraie plaie. Biblique. Pas moins. Impossible de m’arrêter, sous peine de disparaître dans un essaim tourbillonnant.

Le chemin est recouvert de végétation : pas très fréquentée la montée au col de Pal.

En entrant dans ce mélézin, j’ai un soudain un espoir.

Pour une raison que j’ignore, en effet, je n’ai plus aucune mouche autour de moi. J’en profite pour boire un coup de flotte puis je reprends ma progression.

IphiGéNie a beau m’indiquer le chemin, je ne le vois pas. Il est littéralement enfoui sous la verdure.

A part les sangliers, je ne suis pas certain qu’on soit très nombreux à passer par ici. 

Je ne compte évidemment pas les mouches, revenues en force dès la sortie du sous-bois.

Ici, un pan de la montagne s’est fait la malle, sous l’effet de l’érosion ; je m’avance donc dans les marnes en faisant très attention. Mais ça passe bien, sans souci.

Dans la prairie, les hautes herbes m’arrivent parfois jusqu’à la taille, voire au nombril. Je sonde devant moi avec les bâtons, anticipant les trous qui se cachent sous la végétation, véritables pièges à cheville.

Puis, progressivement, à mesure que je m’élève, je sors de l’étage forestier.

En face, le massif est sauvage, magnifique.

Je parviens sur une espèce de replat, où se trouve une cabane, en contrebas de laquelle un curieux morceau de terrain brun figure peut-être une zone de culture, un ancien potager? Je suis un peu occupé à me frayer un chemin, aussi ne le prends-je pas en photo. 

La densité des hautes herbes et des orties s’intensifie.

A tel point que progresser en short n’est plus tenable. Je me change dans les herbes : je passe mon pantalon et je troque mon tee-shirt pour un sweat à manches longues – parce qu’en plus des mouches, il y a maintenant aussi des taons. Voraces.

Sur quoi, je repars, en essayant de deviner le chemin dévoré par le végétal, attentif à ne pas me tordre les pieds ou les jambes dans l’un des nombreux terriers de marmottes qui trouent le sol.

La montée vers le col, sans être raide, me paraît interminable.

Il y a quelques cairns, de loin en loin, mais je me fie surtout à IphiGéNie – en mode hyper détaillé – pour ne pas perdre le chemin invisible.

Puis peu à peu, la physionomie du paysage change : la végétation se fait plus rase et le calcaire et le schiste prédominent, sous forme par endroits de rides parallèles et saillantes. Ça me fait penser aux Causses.

Au col, le vent est extrêmement fort. J’adore : non content de me rafraîchir, il chasse les mouches!

J’en profite donc pour pique-niquer, face au vent, provisoirement débarrassé de mes irritantes accompagnatrices.

Je repars ensuite, en devinant de nouveau mon chemin, entre ce que m’indique IphiGéNie et ce que je peux distinguer autour de moi, tels ces poteaux, qui semblent m’envoyer dans la bonne direction.

L’aspect du paysage, en contrebas du col, est très « post-apocalyptique », et cette impression est encore renforcée par le vent et le temps qui s’est couvert.

J’ai même droit au village des survivants. Ambiance!

Le chemin descend vers les constructions et passe à la droite de cette casemate, côté pente.

Je jette un oeil à l’intérieur : des gravats, une paillasse d’évier jetée à même le sol et deux matelas roulés de mousse jaunie suspendus à une poutre pour ne pas toucher le sol. Cosy. Plus loin, j’avise d’autres abris. Ou du moins, ce qu’il en reste.

Quelques avalanches de rocs les ont en effet bien broyés.

Je passe précautionneusement entre les orties, les dalles effondrées transformées en chausse-trappes, les tôles tordues et les gros éboulis.

C’est assez rock n’roll. Il ne manquerait plus que je sois poursuivi par des survivalistes cannibales…  Ne ris pas, le lieu s’y prête. Et justement : en remontant sur la pente herbeuse, mon attention est attirée par un mouvement.

Là, derrière ces autres constructions.

J’aperçois l’éclair fauve d’une fourrure qui court en diagonale – un chien, de bonne taille, un peu efflanqué. Un patou? Je n’ai vu aucun troupeau depuis la vallée. Et puis par ailleurs, un patou m’aurait foncé dessus en aboyant. Celui-là fuit plutôt ventre à terre. Je n’ai pas sitôt sorti mon téléphone de la poche qu’il a disparu derrière une crête. La rencontre n’a duré que dix ou quinze secondes, au plus.

En fait de chien, serait-ce… un loup?

En contournant la dernière casemate, je tente de nouveau de l’apercevoir, en vain.

L’animal que j’ai vu ressemblait à celui-ci.

Image capturée par une caméra automatique du parc. (Photo : parc national des Écrins)

Et moi qui croyais que tous les loups étaient gris.

Un loup! J’ai vu un loup…

Je n’ose y croire tellement ça me paraît extraordinaire.

Je contemple à rebours les ruines effondrées sur lesquelles je suis passé à flanc de pente, et au-dessus desquelles j’ai aperçu la bête qui cavalait.

Puis je m’engage dans la descente, vertigineuse à souhait.

Je perds assez rapidement de l’altitude mais le vent reste fort. Mes amies les mouches me laissent donc tranquille.

Au détour d’un virage, je tombe sur mes premières lavandes sauvages!

Je m’extasie : les fleurs sont foncées, odoriférantes. Magnifiques.

La descente se prolonge. Comme à la montée, le sentier parfois disparait purement et simplement. Il s’arrête et il faut deviner la poursuite de la trace sous les herbes.

En suivant IphiGéNie, ça va, mais je reconnais tout de même que de temps à autres, je peste : je crois que la phrase que j’ai la plus prononcée depuis ce matin, c’est : « mais il est où ce putain de chemin à la fin? »

Tout en bas, j’accède à un torrent dans lequel je me trempe longuement les pieds brûlants. J’en profite également pour virer l’eau chaude de ma gourde et la remplacer par de l’eau bien fraîche.

Puis je repars, tout en ne comprenant pas du tout où m’envoie le sentier. Sur une espèce de pente rocheuse pourrie, d’abord…

… puis sur une sente envahie de végétation, où se trouvent quelques vieilles traverses de bois.

Ça m’a tout l’air d’être un chemin abandonné mais IphiGéNie est formelle.

Tu es sûre ma vieille? Parce que la passerelle sur laquelle on débouche, là, me fait une impression des plus défavorables. Tout un pan de rambarde est déjà dans le ravin!

Je ne m’attarde pas et traverse en hâtant le pas.

En face, nouveau dilemme : il est où le chemin? Nulle part, en fait. De fausses traces en croupes herbeuses, j’atterris dans un sous-bois en pente où la progression est difficile. Et évidemment, qui est de retour? Les milliers de mouches qui n’attendaient que ça, évidemment! Calvaire!

Je décide de grimper tout droit, en dépit des obstacles. Bagarre. Je bâtonne à tout-va dans les lianes en poussant des tas de jurons râlatoires – si, ça existe « râlatoires », c’est un néologisme de la même veine lexicale que la « minéralitude ».  Voilà.

Sur quoi la pente s’apaise. Moi aussi.

Et je retrouve le tracé qui figure bien sur ma carte. Ouf.

En analysant sa provenance, je comprends mon erreur : je pense en effet que le chemin que l’application m’a fait prendre est désaffecté, du fait notamment de l’état douteux de la passerelle. L’itinéraire devait probablement partir du torrent où je me suis arrêté et j’ai dû louper la balise ou l’indication.

Qu’importe. Je ne suis plus très loin de la jonction avec le GR.

Arrivé en contrebas du hameau des Tourres, je me trouve au bord d’une piste comme celle de ce matin. Je consulte la carte et décide de délaisser le GR. Il fait chaud. J’ai mal aux pieds. Les mouches m’exaspèrent. J’ai hâte d’arriver à l’étape et cette route me paraît parfaite pour ça : plus rapide et directe que le sentier. Allez hop.

Le soleil cogne. Je remballe mes bâtons et m’abrite à l’aide de mon parapluie jusqu’à ce qu’une longue boucle passe à l’ombre, où coule un torrent dans lequel je me rafraîchis agréablement le museau surchauffé.

Puis je poursuis vers Chateauneuf d’Entraunes, repassant au soleil.

Je franchis un tunnel….

… à la sortie duquel je me crois transporté dans les gorges du Verdon.

Ces baumes calcaires sont magnifiques.

Au bout d’un moment, j’aperçois enfin le village.

Et en arrivant en bas de la butte, je reconnais la photographie que m’a envoyée Marc pour accéder à sa maison. Il me permet en effet de planter ma tente ce soir chez lui – nous sommes entrés en contact quand je préparais ce trek via un site qui s’appelle home camper.

Marc est installé à Chateauneuf d’Entraunes depuis 40 ans, où il a longtemps tenu un gîte.

Il m’offre de l’eau fraîche au sirop à l’ombre de son salon, volets plein sud tirés à cause du soleil qui cogne. Le Tour de France arrive à l’étape en sourdine, sur la télé. On papote. Il me confirme que c’est probablement bien un loup que j’ai aperçu au col de Pal. 

Nous nous penchons sur mon itinéraire de demain : je lui ai expliqué que je craignais les patous des lacs de Lignins, qu’on ne m’a pas décrits sous un jour très plaisant, et que j’aimerais donc les éviter en modifiant le tracé de Gérard Guerrier.

Marc déplie une carte top 25 du secteur. J’ai pris quelques repères, qu’on essaie tous les deux de relier à la manière des points de ces dessins mystérieux, dans les magazines enfantins : Sauze, Villeplane, La Pinée, col de Melina, Aurent. Peu à peu, mon tracé prend forme et j’en prends la mesure en entier. La vache! Je ne trahirai pas l’esprit de Génépi-Lavande pour cette avant-dernière étape : ça fait une sacrée tirée.

Là-dessus, nous descendons visiter l’aire de camping. Au passage dans la pente,  Marc me propose de dormir dans sa roulotte si je préfère. Pourquoi pas? J’aime bien l’idée.

Je m’installe en ouvrant les fenêtres pour faire entrer de l’air. 

Puis je profite du tuyau d’arrosage relié à une douche solaire pour me laver sur la petite terrasse au pied de la roulotte.

Après quoi, décrassé, sous-vêtements propres sur moi, je monte dîner au village.

L’unique restaurant, les Ecureuils, se trouve sur la jolie petite place centrale, non loin de la fontaine et du four communal.

Unique restaurant dont je suis l’unique client. Je suis servi par Baptiste, rémunéré par la commune pour tenir la table et le gîte, lequel Baptiste m’a préparé une succulente daube de boeuf avec des tagliatelles. On bavarde et une habitante se joint à nous au moment de mon café. Baptiste se sert une bière et la dame opte pour un petit Martini. Rouge. C’est vrai qu’il est encore l’heure de l’apéro. J’ai mangé tôt mais j’étais affamé. La deuxième assiette proposée en rab n’a d’ailleurs pas fait un pli.

Nous papotons de tout et de rien puis je prends congé en passant récupérer un fromage de chèvre dans le four communal, me débarrassant au passage de ma monnaie dans la corbeille prévue pour ça. Du poids en moins.

Sur quoi, je retraverse le village, reconnaissant le « cafoutchi » posté sur le site de Gérard. Moins la grue jaune. Il y a du mieux…

Le jour décroît sur les collines.

Je passe voir Marc avant de retrouver la roulotte. Je lui ai en effet demandé s’il pouvait me lifter en voiture demain matin mais il se trouve que Brigitte, sa voisine, descend en voiture à Guillaumes à six heures et demie. Elle se propose donc de me faire gagner les 500 mètres de dénivelés en me laissant au pont de Paniès. Banco.

Sur quoi, je regagne la roulotte et, fenêtre ouverte sur la vallée et l’air qui fraîchit agréablement, je m’enfonce mes bouchons de mousse dans les oreilles et je disparaîs presque aussitôt de la surface de la terre.

Pont de Paniès - Aurent

Par Sauze, Villeplane, la Pinée et le col de Melina. 28 kilomètres, 1900 mètres de dénivelé positif, 1500 mètres de dénivelé négatif, 13 heures.

Brigitte me dépose comme convenu au pont de Paniès. Il est sept heures moins dix.

Je traverse le Var – fleuve qui a la particularité de ne pas irriguer le département qui porte son nom mais de traverser au contraire les Alpes de Haute-Provence puis les Alpes Maritimes jusqu’en périphérie de Nice, à Saint-Laurent du Var, justement.

Je m’engage ensuite dans le sous-bois d’un bon pas.

Mais très rapidement, l’inclinaison se raidit : ça grimpe rudement. Et avec ça, bien entendu, le retour des mouches et des taons, sinon ce n’est pas drôle. Le tout dans une chaleur d’étuve.

Pour pleinement apprécier le selfie suivant, lance d’abord le fichier sonore.

Sympa, hein? Et oui.

Allez. Poursuivons dans un environnement forestier de pins sylvestres et de chênes qui me rappelle par endroits la forêt de Fontainebleau.

Dans la pente, à ma droite, un craquement de branches mortes : c’est une biche qui saute entre les troncs couchés puis s’immobilise un temps, me regarde par dessus son échine et disparaît en rebondissant avec grâce.

Pas eu le temps de la prendre en photo, évidemment. A des fins d’illustration, je recycle donc ce cliché que j’ai pris pris au nord du Minnesota, dans le parc de Gooseberry falls.

Après une bonne heure de montée, je débouche sur un pré, dans une clairière.

Je croise ensuite une mare – où les mouches cèdent la place aux moustiques et leur bourdonnement plus fin, plus précis. Plus facile à écraser d’une claque, aussi.

Le chemin est moins raide, j’ai l’impression d’avoir atteint une sorte de plateau. On se croirait vraiment à Bleau, jusque dans l’odeur résineuse des pins sylvestres. Troublant.

Mais quand on émerge sur un point de vue, on voit bien vite qu’on est ailleurs.

Je remets le nez devant moi, pour surveiller mes pas.

La recrudescence des bouses, au sol, explique facilement l’omniprésence des mouches. Il doit y avoir des vaches, dans le secteur.

A mesure que je progresse vers ma première balise du matin…

… je rencontre de plus en plus de signes de la présence d’un troupeau. Ce spa, par exemple, qui m’invite à la détente mais que je délaisse cependant – il est encore trop tôt pour flemmarder dans un bain moussant.

Plus loin, dans un pré, je distingue des installations qui confirment la présence des vaches, dont j’entends même les cloches à présent. Elles sont en contrebas de mon sentier, protégées par un rideau d’arbres qui m’empêche de les prendre en photo.

Peu de temps après, j’arrive à Sauze.

C’est très calme. J’entends une télé, quelque part, mais je ne vois personne. Inévitablement, je songe à la chanson « carte postale », de Cabrel.

Je profite de la fontaine pour boire abondamment et refaire un plein de deux litres d’eau bien fraîche.

Puis je reprends la route. A la sortie du bourg, dans le jardin d’une maison récente, un couple de grand-parents et leur petit fils prennent le frais sous un parasol. On échange quelques mots sur la chaleur ambiante et les mouches, une « invasion cette année », me dit la dame. Je confirme.

Quelques kilomètres plus loin, de je suis de nouveau rendu à ma solitude.

Au sortir du sous-bois, la chaleur devient accablante, sur fond de chant caractéristique des cigales qui renforce encore le côté méridional.

Le chemin emprunte un bout de piste où sont échoués quelques vieux 4X4 : une Lada Niva rouillée, un Land Rover période Daktari, et cette « décapotable » non identifiée, qui a d’évidence reçu quelques salves de gros calibre. Ambiance. 

J’arrive à Villetalle basse vers neuf heures. Là aussi, si les maisons sont habitées, je ne croise absolument personne.

Je traverse donc le hameau et je mets sur le cap sur mon troisième repère de la journée, Villeplane : un autre bourg d’altitude où je ne descendrais toutefois pas. Je bifurquerai avant pour la Pinée.

Je rencontre des chênes dont les troncs sont remarquables de nodosités. Jamais rien vu de semblable.

Puis, dans la descente, je croise plus de monde que je n’en ai vu en trois jours. Je dois être sur un itinéraire couru. Notamment par des familles avec des ânes, comme dans les Cévennes. Je m’amuse à observer un couple qui se dispute de part et d’autre du bourricot – lequel s’est arrêté et broute, totalement indifférent – au sujet d’une vague histoire de longe mal positionnée. En retrait, absorbé par l’écran de son portable, leur ado de fils les suit en mode robot. Pas à dire : ils passent de chouettes vacances, ces trois-là…

Je franchis un torrent, à la cote 953. Je m’y rafraîchis comme à l’accoutumée, en m’aspergeant le visage puis en trempant ma casquette que je remets mouillée sur mon crâne. Avec ma serviette essorée, autour de mon cou, ça me conserve ainsi un semblant de fraîcheur un moment.

Et ça grimpe à nouveau. Encore et encore. 

Je marche entre les genêts, les bouquets de thym roussis et la lavande. Avec un peu moins de mouches, pour le moment. Et toujours les cigales en arrière-plan sonore.

De temps en temps, un pin m’abrite de son ombre, ce sont je lui suis gré. Infiniment. 

J’atteins le col de Devens.

J’ai beau être à 1500 mètres, il fait toujours aussi chaud. Le pic caniculaire est pourtant censé être derrière nous. Je présume qu’il aura débordé.

La chaleur nimbe d’ailleurs les crêtes éloignées d’une brume lourde que je surveille du coin de l’oeil.

Mais les nuages ne virent pas à l’anthracite. Pas d’orage en vue, a priori. Tant mieux.

Au dessus de la Pinée, je découvre cette aire de pique-nique. Ce n’est pas tant la table qui m’attire…

… que cette fontaine, prometteuse d’eau fraîche, que j’ai repérée depuis un moment sur ma carte.

Hélas fermée. A sec. Les boules. 

Au vrai, j’ai encore de l’eau, un litre environ. Mais elle est chaude, à température corporelle. Je l’aurais bien échangée contre le même volume, à vingt ou même vingt-cinq degrés de moins. Tant pis. Je m’installe quand même pour déjeuner. Saucisson et fromage de chèvre de Chateauneuf d’Entraunes.

Manger me fait du bien. J’avais faim, en fait, mais je ne m’en rendais pas compte. Parfois, il m’arrive de marcher sans m’arrêter en oubliant les signaux que mon corps – cette vieille monture fidèle et increvable que je devrais écouter plus souvent – m’envoie. 

Par exemple, là, j’avais besoin de m’asseoir après ces cinq heures enfilées non-stop – parce que les mouches et les taons rendent les pauses impossibles. J’avais aussi besoin de me restaurer. Même l’eau chaude m’a fait du bien.

Je repars, ragaillardi, en songeant quelques centaines de mètres plus loin que j’arrive trop tard pour la côte de boeuf. Sa viande, du moins. Parce que pour ce qui est de l’os…

Entre les bagnoles mitraillées et les squelettes de vaches, je me dis que je suis quand même dans un coin assez rustique. Non?

Je poursuis en suivant une courbe de niveau qui me fait monter d’une centaine de mètres en deux ou trois kilomètres, jusqu’au torrent qui marque l’entrée des gorges de Mélina.

Là, je peux enfin vidanger ma gourde et faire le plein d’eau froide. Filtrée, plus que jamais.

Depuis quelques temps, le chemin est en effet jonché de crottes de moutons. Certaines sont du jour. Flûte. Troupeau = chiens de protection. Je grimace. Mais malgré tout, j’ai beau fouiller le paysage du regard, je n’aperçois rien : ni bêtes, ni berger, ni patou.

Je m’engage dans la montée vers le col. Plus de 900 mètres de dénivelé positif m’attendent.

Avec le regain d’altitude, le vent a forci. Tant mieux, il chasse les mouches.

Mais l’ascension est interminable. En comparant le chemin parcouru sur la carte avec celui qui me reste, je ne pense pas atteindre le passage avant deux heures. Au moins. Pfouh. C’est beau mais ça grimpe rudement.

Je me fie autant à IphiGéNie qu’aux balises jaunes peintes sur les roches, et parfois bien cachées, qui me font passer d’un bord à l’autre des gorges escarpées.

Après bien des tours et détours dans une pente engazonnée qui me rappelle celle du col de Pal, enfin, je débouche sur une espèce de haut plateau où souffle un vent très violent. Le même que sur la crête entre le Pas de Morgon et le col de Fer. 60 kilomètres heures au moins. J’écartes mes bras et je joue en appui sur l’air, penché en avant, dans un fantasme de vol.

Puis je cherche mon chemin du regard. Plus d’itinéraire ici. Il n’y a qu’un vague sentier noir à peine tracé qui devrait me mener à la cabane de Pierre Grosse. De là, je devrais ensuite gagner Aurent, ma destination finale, en serpentant entre deux ravins. Allons-y.

Je contourne une dépression marneuse, puis j’avise un premier troupeau, très en hauteur. Sans doute celui des crottes, me dis-je. Mais il est loin, je passe au large, je suis donc tranquille.

Sauf que quand j’approche de la cabane dite de Pierre Grosse, j’en découvre un deuxième, de troupeau. Beaucoup plus proche celui-là. Et aussitôt les chiens, forcément. J’en distingue une dizaine. La horde sauvage. Ils ne m’auront pas vu?

Tu parles : un mastard blanc cavale déjà à ma rencontre en aboyant, suivi d’un deuxième, puis d’un troisième, puis de toute une troupe et bientôt, je suis entouré par une tripotée de chiens impressionnants qui aboient, montrent les crocs, m’approchent, reculent, me talonnent, pas sympathiques du tout.

Hyper vigilant, stressé par les aboiements rauques, j’observe cependant qu’ils ne viennent jamais au-devant de moi. Ils demeurent entre le troupeau, même lointain, et moi. Ils font ce pourquoi ils sont dressés : protéger les ovins. Rationaliser ainsi muselle – c’est le cas de le dire – ma vieille peur atavique et me permet de garder le contrôle. Je remarque aussi qu’il y a clairement un dominant dans le lot : le gros blanc, celui qui m’a vu en premier et m’a foncé dessus. Il est évident que c’est lui qui mène la danse. C’est donc à lui que je parle principalement, en m’efforçant comme à Maljasset de rester le plus calme possible, la voix ferme et à peu près assurée, en prenant le chemin complètement opposé au troupeau de moutons et de brebis – ça tombe bien, c’est ma direction.

Au vrai, sur la dizaine de chiens, seuls cinq ou six sont après moi. Les autres suivent, mais de loin, en presque spectateurs. J’en vois même un qui repart vers la cabane : un vrai tire-au-flanc.

Aux côtés du chef de meute, parmi les trois ou quatre qui me harcèlent, une sorte de lieutenant subalterne aux allures de berger allemand, robe fauve et noire, pousse le zèle jusqu’à mordre un de mes bâtons. Par un curieux réflexe qui me surprend moi-même, je l’engueule. Comme je le ferais d’un môme. Sans crier mais la voix forte : ça va pas non? Et à  mon grand étonnement, le corniaud baisse les oreilles et prend ses distances avec une mine contrite. Incroyable. Mais l’autre, le patron, lui ne s’en laisse pas compter et continue à me chasser de ses aboiements marqués, babines retroussées sur les canines. Je continue de lui parler : c’est bien le chien. Tu fais ton travail. C’est bien. Tu me fous les foies, mais c’est le jeu, hein. Tu as vu, je m’en vais. Allez, à ton tour, hein, lâche-moi maintenant.

Au bout de cinq longues minutes, il ne reste que trois ou quatre clebs qui me suivent encore un temps mais sans plus aboyer – dont le lieutenant zélé que j’ai grondé, qui reste au large mais pisse un peu partout pour montrer tout de même qu’il est chez lui, ce clown – puis le dominant finit par bailler et me laisser poursuivre mon chemin, sa tâche accomplie.

Ouf.

Tu ne m’en voudras pas : je n’ai pas fait de photo…

Sinon celle-ci, ouverte sur cette vallée dans laquelle je dois descendre à présent pour rejoindre Aurent.

Là encore, la recherche d’itinéraire est tantôt facilitée par la trace évidente du sentier et la présence de cairns, qui confirment ce que je lis sur la carte et me rapprochent progressivement des gorges bordées de falaises au flanc desquelles je dois passer…

… tantôt le chemin disparaît sous la végétation.

Et m’égare même pendant une demi-heure dans un pan de mélézin complètement en vrac, où les troncs couchés et les embâcles de branches mortes forment un entrelacs d’obstacles pénibles à franchir.

Sans parler des mouches, dont la concentration phénoménale augmente.

On ne va pas se mentir : là, à ce stade, après douze heures de marche, j’en ai marre. Et pas qu’un peu. Je trouve que même que la farce vire au supplice.

Je retrouve finalement le chemin, un peu plus loin, qui se mélange à quelques sentes en bord de ravin et m’oblige à faire un point de navigation tous les quinze mètres pour pouvoir retrouver sereinement la direction d’Aurent.

J’atteins le fond des gorges, en bordure du lit par endroit bouleversé d’un torrent que des crues – celles de 2020? – ont chamboulé et éparpillé. Je traverse le cours d’eau sans difficulté, en suivant mon tracé.

Puis, enfin, le chemin s’élargit et j’entre dans le village d’Aurent.

Ce hameau du bout du monde est d’évidence très bien entretenu.

Mais il est aussi, de façon tout aussi évidente, absolument désert.

En suivant les indications qui m’envoient vers le refuge communal, je rencontre une fontaine. Je m’y désaltère…

… en jetant un oeil circonspect sur les différents crânes qui ornent une vieille niche de bois.

Je tends l’oreille : rien. Aucun bruit. Le village est inhabité – sinon par ces crânes. 

Bon.

Je trouve le refuge un peu plus loin. Un beau bâtiment, ouvert aux randonneurs, comme l’indique un panneau posé sur la terrasse, à côté de la porte. J’entre.

Le rez-de-chaussée s’ouvre sur une grande salle commune, avec deux vieux canapés posés autour d’un poêle. Sur l’un des accoudoirs, un crâne, encore. Ambiance.

L’endroit n’est pas hyper entretenu, mais c’est propre. Il y a une très longue table, puis, à gauche d’un escalier qui monte à l’étage, des séries de lits métalliques placés les uns à côté des autres et dont les matelas sont recouverts de bâches polyéthylène bleues. Quelques uns ont des couvertures. Un peu poussiéreuses mais propres.

Je trouve un paquet de bougies sur une étagère. Quelques bouteilles d’alcool vides servent d’évidence de bougeoir. J’allume l’un de ces chandeliers.

En face de l’entrée, sous l’escalier, se trouvent un lavabo et un wc. L’eau courante fonctionne. Super.

Je grimpe à l’étage, où je retrouve les mêmes lits qu’en bas. J’ouvre les fenêtres, puis je déballe mon sac.

Et j’installe mon couchage.

Après quoi, je vais me laver à l’ancienne, au robinet et à la serviette à tout faire. Je me rince les cheveux à l’eau froide, pour les débarrasser de la crasse et de la sueur. Puis je prépare mon repas.

Riz au poulet et légumes, lyophilisés. Je transporte ce sachet – et celui du petit déjeuner de demain – depuis le début, dans la perspective de cette étape que je savais sans ravitaillement.

Mon repas prêt, je vais le manger dehors, sur une table de pique-nique.

Le lieu est étrange. Hospitalier, indéniablement, mais…

Un léger vent fait grincer un volet, quelque part.

De l’autre côté du chemin se trouve une maison, en bon état mais a priori abandonnée. A l’image de tout le reste.

La rue principale est tout aussi morte que tout à l’heure. Il n’y a vraiment pas un seul être humain. Ou alors, il se cache? Mouais. On va éviter de jouer avec cette idée-là, hein?

Sur l’un des murs du refuge, des panneaux explicatifs renseignent l’éventuel visiteur. J’y découvre l’histoire d’Aurent et j’apprends à cette occasion que le refuge où je m’apprête à passer la nuit est l’ancienne école.

Puis je rentre. Je ferme la porte – pas à clef, il n’y en a pas – et dents brossées, je monte me mettre au lit.

Les fenêtres ouvertes permettent à l’air de circuler. La température est agréable. Seul, sur le dos, les yeux grands ouverts, je guette le moindre bruit tandis que la lumière du jour décline et que la nuit s’installe. Toute un pan de ma bibliothèque alimente mon insomnie : le rayon fantastique de la fin du XIXème, notamment.

Une branche griffe une toiture de zinc, au dehors. Le volet que j’ai entendu tout à l’heure continue de grincer. L’eau d’un torrent s’écoule en contrebas.

Allez, ça suffit. J’ai besoin de dormir. J’enfile mes bouchons d’oreille, enferme mentalement mes romans gothiques dans une armoire forte et me couche sur le côté. A portée de main, l’un de mes bâtons repose au sol, replié en matraque. Des fois que. Ridicule, certes, mais enfin…

Et sur ce, bonne nuit. Non mais.

Aurent - Annot

Par Argenton et le col de Peloussis. 13 kilomètres, 330 mètres de dénivelé positif, 800 de dénivelé négatif, 4 heures et demie.

Dernière petite étape aujourd’hui. Je me réveille avec le jour, comme à l’accoutumée. Il est cinq heures et demie. Ai-je bien dormi? « Bien », non. Mais j’ai dormi, assurément. Suffisamment pour me sentir reposé en tout cas.

Je descends dans la grande salle : personne. Je suis toujours seul dans ce grand refuge. Je me prépare mon petit-déjeuner au réchaud, avec un café, et je vais prendre les deux sur la terrasse. Il fait doux.

Puis, affaires remballées, je repars en passant devant la petite église. Il est sept heures moins le quart. Pas de mouche. 

Je quitte Aurent en descendant vers le torrent, que je franchis grâce à une passerelle métallique.

Puis je m’engage sur un sentier confortable mais très escarpé qui court à flanc de pente, en balcon au-dessus de magnifiques gorges encaissées.